Abbé Grégoire, Lettres inédites sur l’Augustinus. Éloge du jansénisme dans le sillage des Provinciales, éd. Jean Dubray, Paris, Classiques Garnier, coll. « Univers Port-Royal », 2015, 277 p., ISBN 978-2-8124-5040-2.
Il est bien connu que les chercheurs trouvent rarement ce qu’ils cherchent et bien souvent ce qu’ils ne cherchent pas. Rien ne serait d’ailleurs plus suspect qu’une recherche totalement conforme à son projet initial. La chance du chercheur consiste donc à découvrir de l’imprévu, de l’inédit que son expérience lui permet de reconnaître comme tel ; elle est la récompense inattendue d’un labeur qui n’avait pas, ou pas exactement, cet objectif à l’origine. Cela est particulièrement vrai en matière d’archives et l’histoire de l’édition scientifique est scandée par les découvertes, au détour d’un ingrat travail de dépouillement, de trésors qui seraient restés enfouis sans l’abnégation et la sagacité de ceux qui explorent les continents inconnus de nos bibliothèques.
Les lettres d’Henri Grégoire sur l’Augustinus sont de ceux-ci. Découvertes par Jean Dubray dans le fonds Carnot à l’occasion de ses travaux, encore en cours, d’édition de la correspondance du célèbre abbé[[Voir son édition des Lettres à l’abbé Grégoire, 1e vol. A. à J., Paris, éditions Phénix, 2013. ]], elles étaient totalement inconnues jusqu’alors. Jean Dubray a identifié la main du dernier secrétaire de Grégoire, ainsi que des corrections ajoutées dans le manuscrit par l’auteur lui-même. Les cinq lettres composent une défense de Jansénius, chaque lettre étant consacrée à l’une de cinq propositions condamnées dans la Bulle Cum Occasione (1653) et attribuées à l’évêque d’Ypres. Elles racontent une série de discussions courtoises mais serrées entre un prêtre janséniste et un ancien jésuite (à l’époque, la Compagnie n’était pas encore restaurée), rapportée par l’un des membres de l’assistance à l’un de ses amis – on aura reconnu le modèle littéraire des Provinciales. Grégoire veut démontrer que l’Augustinus n’est pas atteint par la condamnation des cinq propositions et que Jansénius a défendu la doctrine authentiquement catholique de la grâce. La vaste introduction à l’édition des lettres, très documentée et très pédagogique, inscrit l’ouvrage dans la longue tradition de l’apologétique janséniste et présente les enjeux de la controverse sur la grâce, en tirant même les fils qui mènent à la théologie contemporaine. Elle semble tenir pour acquis, ou du moins ne discute pas la double thèse couramment admise aujourd’hui – mais face à laquelle on est en droit d’avoir de sérieuses réserves – selon laquelle le jansénisme ne serait que la doctrine augustinienne de la grâce, qui serait elle-même une forme de déterminisme.
La publication de ces lettres est un événement à deux titres. Tout d’abord, elle apporte un argument décisif en faveur du jansénisme de Grégoire. Certes, la date probable de la rédaction des lettres, fin 1805 ou début 1806, ne permet pas de trancher la question controversée du moment où l’abbé devient janséniste. En revanche, ces lettres montrent que Grégoire ne se rallie pas seulement à Port-Royal comme à un mythe républicain, ce que pourrait laisser croire ses Ruines de Port-Royal des Champs : il apparaît avec évidence qu’il était aussi un ardent défenseur de la théologie développée dans l’Augustinus, qu’il connaissait manifestement de première main, comme le montrent les nombreuses références et citations qu’il prend la peine de traduire systématiquement en français. Se pose alors avec acuité la question des « rapports de sa pensée révolutionnaire et de son jansénisme strict » (p. 131) et Jean Dubray, grand connaisseur de la pensée de Grégoire [[Voir ses deux ouvrages : Les Fondements anthropologiques et l’art social dans l’œuvre de l’abbé Grégoire, Lille, ANRT, 2005 et La Pensée de l’abbé Grégoire. Despotisme et liberté, Oxford, Voltaire Foundation, 2008.]], ouvre ici un champ de recherches aux enjeux considérables pour l’histoire des doctrines politiques.
Mais ces lettres sont également décisives pour l’histoire générale du jansénisme, car elles remettent en cause une division trop bien établie dans notre historiographie : à la défense théologique et spirituelle de la doctrine augustinienne de la grâce par Port-Royal aurait succédé le jansénisme politique du XVIIIe siècle, hanté par les questions ecclésiologiques, la Révolution française apparaissant comme une clôture presque définitive. En réalité, l’ouvrage de Grégoire, d’ailleurs contemporain d’autres publications sur le même sujet [[Voir Simon Icard, « Le tranchoir de Sainte-Beuve ou comment le jansénisme est devenu la chose du monde la mieux partagée », dans Stéphane Zékian et Delphine Antoine-Mahut, Les Âges classiques du XIXe siècle, à paraître.]], montre l’actualité au début du XIXe siècle des questions de gratia, qui constituent bien un fil rouge du jansénisme depuis ses origines. Grégoire l’affirme explicitement en ouverture de la première lettre (p. 135) :
Vous savez la longue et scandaleuse dispute, qui a divisé l’Église de France, il y a plus d’un siècle. Je la croyais sinon éteinte, du moins assoupie ; mais il paraît qu’elle s’échauffe plus que jamais. On voit des journaux où l’on affecte de parler de jansénisme, et de le peindre sous les plus odieuses couleurs. On met au jour de nouveaux ouvrages, où l’on place les jansénistes à côté de Luther et de Calvin ; la dernière allocution du pape envoyée dans tous les pays catholiques en fait mention à l’endroit où il est dit que l’ancien évêque de Pistoie s’est soumis aux bulles contre Jansénius. Cette allocution a donné lieu aux débats que je vais vous raconter.