Le présent volume réunit les actes d’un colloque qui a eu lieu en mars 2002 à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel et dont le but était d’évaluer les multiples rapports discursifs que les Pensées entretiennent avec d’autres textes antérieurs et postérieurs.
Après deux communications pénétrantes de Philippe Sellier et de Gérard Ferreyrolles, celle de Manfred Tietz traite de « L’image des Juifs dans les Pensées de Pascal et la tradition de la littérature Adversus Judaeos ». Selon lui, Pascal estime (p. 56) que « les Juifs sont aveugles, parce qu’ils ont une attitude fondamentalement charnelle et orientée vers le sens littéral apparent », puis (p. 60), qu’ »il n’y a point de salut pour les Juifs », et, enfin (p. 62), que ces derniers « sont en principe inférieurs au christianisme ». Il affirme aussi, en renvoyant (p. 62) au L270-S301, que Pascal n’explique la multiplicité des sens de l’Ecriture que par la satisfaction qu’elle procure à la curiosité humaine. Selon Tietz, enfin, Pascal a eu sa part dans le péché originel du christianisme, péché qui a consisté à s’ériger en « Véritable Israël » à la place de l’ancien et à dénier à ce dernier son identité historique et même le droit de continuer à exister. Contre tout cela, il convient de renvoyer à deux liasses : d’abord, « Perpétuité », où Pascal affirme qu’il y a des hommes charnels et des hommes spirituels dans chaque religion, y compris la juive, et, ensuite, « Rabbinage », où Pascal fait l’éloge des Rabbins de l’ère chrétienne pour leurs « discours subtils, agréables, historiques, et théologiques » (L277-S308), ainsi que pour leur doctrine relative au péché originel (L278S309). La distinction très nette que Pascal fait ainsi entre les Juifs charnels et les Juifs spirituels interdit de conclure que les Juifs ne sont, selon lui, que charnels, ou qu’il dénie à l’ancien Israël son identité historique ou son droit de continuer à exister. Quant à la multiplicité des sens de l’Ecriture, elle existe avant tout parce que Dieu « a voulu aveugler les uns et éclaircir les autres » (L232-S264). A l’évidence, tous les Juifs de l’ère chrétienne ne sont pas complètent aveugles dans le sens de ce fragment de Pascal, qui reconnaissait bien leur identité historique et qui n’a jamais contesté leur droit de continuer à exister.
Ensuite, l’article de Viviane Mellinghoff-Bourgerie, « Faute ou péché originel ? L’anthropologie pascalienne des Pensées entre Erasme et Bossuet », aborde la question des trois concupiscences selon le fragment L933-S761. Elle conclut (p. 105) : « De la sagesse, Pascal fait une authentique concupiscence ». Bien au contraire, Pascal écrit dans ce fragment : « Le lieu propre à la superbe est la sagesse », ce qui signifie que la « superbe » (ou l’orgueil, c’est-à-dire la « troisième concupiscence ») relève de l’ordre de la sagesse, puisqu’elle est préci- sément le contraire de cette vertu. L’A. ajoute (p. 106) que, selon Pascal, « les vertus théologales n’accompagnent plus l’homme de bonne volonté à l’intérieur d’un monde phénoménologique où la ‘nature’ se réduit à la coutume et la ‘raison’ à la ‘folie’. Arrivé à ce point, plus rien ne peut fonder la vérité, un ‘vide’ se creuse partout où l’homme se met en quête de certitude ». Contre cela, il suffit de rappeler que, selon Pascal, la nature ne se réduit pas entièrement à la coutume, puisque, par exemple, les hommes « ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos… » (L136-S168). La raison ne se réduit point non plus à la folie, puisque le peuple et les habiles jugent bien de toutes choses (L83-S117). Enfin, à propos du « vide » qui se creuse partout, l’A. renvoie au fragment L148-S181, où Pascal énonce au moins une certitude accessible aux hommes, à savoir les deux critères du vrai Souverain Bien.
Vincent Carraud affirme surtout qu’il faut distinguer, dans les Pensées, deux anthropologies, dont la première, théologique et apologétique, se fonde sur l’opposition entre la grandeur et la misère humaines, et dont la seconde, ni théologique ni apologétique, ne s’inspire point de cette problématique binaire de contradictions (grandeur/misère, etc.), mais d’une conception concrète, phénoménologique et existentielle de l’homme dans sa finitude définitivement acceptée : non plus l’homme à la fois misérable sans Dieu et capable de Le recevoir (L119-S151) , mais l’homme aliéné, puisque sans moi, l’homme pour qui s’aimer lui-même, c’est s’imaginer plaire à l’autre. Selon l’A., cette seconde anthropologie se trouve surtout dans ses discours sur la gloire, l’imagination, la justice et le divertissement. Bien au contraire, chacun de ces discours vise à confirmer les principes de l’anthropologie dite « première ». Ainsi, le premier de ces discours affirme : « … leur nature [celle des hommes], qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l’homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse » (L470-S707). Quant au second discours (L44-S78), s’il montre à quel point l’imagination est une puissance trompeuse, il fait miroiter aussi la possibilité d’une véritable justice et d’une véritable connaissance, possibilité évoquée plus nettement encore au fragment intitulé « Disproportion de l’homme » (L199-S230), qui fait pendant au précédent. De même, le discours sur la justice recommande la sagesse des « chrétiens parfaits », qui se conduisent dans la société selon « une autre lumière supérieure » (L90-S124). Enfin, le discours sur le divertissement (L137-S169) brosse le portrait du roi sans divertissement ; mais Pascal nuance aussitôt sa pensée de façon très significative : « je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois ». Le passage suivant (L131-S164) résume bien l’unité de l’anthropologie pascalienne : « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Ecoutez Dieu ».
Dans l’article intitulé, « Le moi haïssable, une formule équivoque », L. Thirouin écrit (p. 218) que, selon Pascal, « on ne peut aimer que pour soi-même et …. on ne peut rien préférer à soi-même » et (p. 237) que l’amour qu’on porte à Dieu est nécessairement une forme de l’amour de soi. Bien au contraire, c’est sous l’effet de la grâce que l’homme peut obéir à la règle qui lui ordonne d’aimer Dieu par-dessus tout et de s’aimer lui-même seulement en tant que « membre de Jésus- Christ » (L372-S404). Il est en outre inexact de dire (p. 240) que « ce qui est proposé à la haine par Pascal, ce n’est pas le moi, mais l’amour du moi ». Selon Pascal, le moi mérite (L119-S151) à la fois d’être aimé en vertu de sa capacité de bien et d’être haï à cause du vide de cette capacité.
Cet ouvrage, fort stimulant dans son ensemble, confirmera de nombreux lecteurs dans le sentiment que la réflexion scientifique, anthropologique et apologétique de Pascal forme un bloc indissociable et que ce sont les spécialistes historiens et praticiens de méthodes éprouvées qui continueront, à travers le monde et à travers les âges, à mettre au jour les profondes richesses de son œuvre magnifique.