La collection Biblio 17 vient de s’enrichir d’une excellente étude consacrée aux thèmes de la mémoire et de l’éducation à Port-Royal. L’A. prend judicieusement en considération non seulement les textes les mieux connus de ce temps-là, mais encore des récits et entretiens relativement peu étudiés. Les « voix fragmentaires » du titre sont celles des auteurs de Port-Royal, qui reconnaissaient l’état d’inachèvement de leurs ouvrages et qui accordaient aussi une grande importance à la conversation dans leur conception de l’éducation.
Dans un premier chapitre intitulé « From Memoirs to Memory », l’A . met en évidence la fonction essentielle qu’accomplissent les mémoires et récits dans la lutte incessante menée par Port-Royal contre la destruction et l’oubli. Ces écrits, fidèles en cela à la tradition port-royaliste, puisaient largement dans les entretiens et les conversations des personnes dont il fallait préserver le souvenir, tel le Sieur de Pontis, dont Thomas du Fossé rédigea les Mémoires en s’inspirant d’entretiens qu’il avait eus avec cet ancien soldat et nouveau converti. En outre, les Mémoires de Nicolas Fontaine avaient valeur, d’abord, de confession faite à Dieu, à l’instar de la célèbre au-tobiographie de saint Augustin, et, ensuite, de témoignage rendu sur Port-Royal pour permettre ultérieurement, comme ceux de l’abbé Antoine Arnauld, la rédaction d’une histoire objective « par quelque plume exacte et éloquente, digne de la transmettre à la société » (31). C’est ainsi que, si l’on peut affirmer que Fontaine et certains autres « n’écrivaient pas pour être publiés » (36, n. 68), leurs écrits visaient néanmoins à apporter des éléments indispensables à une éventuelle histoire authentique et salvatrice de Port-Royal.
Le deuxième chapitre, intitulé « Les Petites Ecoles », traite de l’importance accordée par Port-Royal à la mémoire dans l’éducation des enfants et, de manière plus générale, dans les lectures, les conversations, et les prières du chrétien. Coustel, par exemple, souligne le rôle de l’apprentissage des « maximes très salutaires » (59), ainsi que la nécessité d’une mémoire efficace et sélective pour soutenir les opérations de l’esprit et du jugement (64). La bonne sélection de textes à apprendre par cœur devait s’accompagner d’entretiens utiles, destinés à faire profiter les élèves autant que possible de leurs exercices de mémoire. Pour Nicole aussi, la mémoire renforce le jugement et cela, en s’aidant des sens, de l’imagination, et du jugement lui-même (77). Enfin, son Traité de la Prière affirme, comme saint Augustin, qu’après avoir emmagasiné dans la mémoire les vérités de la religion, il faut se les remémorer dans la prière et dans l’oraison mentale pour approfondir et enrichir ces dernières.
Le troisième chapitre, « Pascal and Memory », explique l’importance de la mémoire et de l’oubli dans l’œuvre de Pascal. C’est ainsi que le « Discours sur la condition des grands » exhorte les nobles à ne pas oublier que leur grandeur dépend plus du hasard que d’un mérite intrinsèque. La mémoire doit servir surtout à retenir les vérités de la religion, et notamment les textes bibliques, pour que la grâce les fasse passer « dans le cœur des fidèles » (95). Puisque « la mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison » (L651-S536), elle a aussi sa part dans la grandeur de l’homme (L759-S628). La mémoire joue ainsi, selon Pascal, un rôle de premier plan dans la persuasion (L745-S618), à condition que l’on s’en serve de manière judicieuse (112-113). De plus, la mémoire collective, celle du peuple juif, a une place de choix dans la lecture pascalienne de la Bible et surtout des Psaumes. Le « Mémorial », enfin, se caractérise par une opposition fondamentale entre la mémoire et
« l’oubli du monde et de tout, hormis Dieu » (125).
Chez Racine, aussi, le concept de mémoire occupe une très large place, comme le montre le quatrième chapitre, intitulé « Racine and Memory ». La mémoire et l’oubli ont une importance essentielle pour les personnages des tragédies raciniennes, où le mot « mémoire » rime le plus souvent avec « histoire » et avec « gloire » (145). En particulier, les pièces Esther et Athalie étaient destinés à former et à renforcer la mémoire des spectateurs, surtout celle des jeunes filles de Saint-Cyr (155), ainsi que leur esprit et leur jugement (158). Les thèmes du souvenir des temps bibliques et de l’oubli de soi se trouvent ainsi unis de manière efficace.
Dans sa « Conclusion », l’A. relève chez trois contemporains de Port-Royal, à savoir Bossuet, Madame de la Fayette, et La Rochefoucauld, auteur de maximes, le double thème de la mémoire et de l’éducation. L’importance de ce double thème dans les oeuvres de Port-Royal tient sans doute (175) à leur caractère fragmentaire, qui évoque l’imminente destruction du monastère et qui symbolise aussi, de manière plus générale, l’incomplétude de toute entreprise terrestre selon l’optique augustinienne.
Les dix-septiémistes seront reconnaissants à l’A. d’avoir jeté ainsi une lumière nouvelle sur un aspect fondamental, non seulement de la pensée de Port-Royal,
mais encore de tout l’augustinisme du Grand Siècle.
(Cette recension a paru dans les Romanische Forschungen, vol. 118, cah. 4, 2006, p. 518-519)