Jean Lesaulnier poursuit son entreprise de mise en valeur des personnalités de Port-Royal. C’est au peintre Philippe de Champaigne (1602-1674) et à ses proches, dans leurs relations avec la célèbre abbaye cistercienne, qu’il vient de consacrer une étude approfondie. Les liens qui unirent Philippe de Champaigne et Port-Royal avaient déjà fait l’objet de divers écrits, dont certains sous des plumes reconnues, telles celles de Sainte-Beuve[[ Port-Royal, éd. Philippe Sellier, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins,2004, 2 vol. (voir index).]] et d’Augustin Gazier[[ Voir divers travaux, en particulier : Philippe et Jean-Baptiste de Champaigne, Paris, 1893.]] au XIXe siècle, de Bernard Dorival[[ Philippe de Champaigne 1602-1674. La vie, l’oeuvre et le catalogue raisonné de l’oeuvre, Paris, L. Laget, 1976, t. I et II ; Jean-Baptiste de Champaigne. La vie, l’homme et l’art, t. III, et Supplément raisonné de l’oeuvre de Philippe de Champaigne, t. IV, Paris, L. Laget, 1992.]], de Louis Marin[[ Philippe de Champaigne ou la présence cachée, Paris, Hazan, 1995.]] et de Nicolas Sainte-Fare Garnot[[ Philippe de Champaigne, 1602-1674, Jean-Baptiste de Champaigne, 1631-1681, Nicolas de Plattemontagne, 1631-1706, Paris, 2000.]] au XXe siècle. Jean Lesaulnier n’en fait pas moins œuvre de novateur : d’abord dans sa méthode de travail, puisqu’il a eu l’audacieuse idée de mettre pour la première fois en rapport, pour les exploiter ensemble, des documents en apparence disparates car de nature diverse, et dont certains étaient inédits ; ensuite, en racontant conjointement les expériences individuelles vécues par des membres de la famille Champaigne à travers Port-Royal ; enfin, dans les informations complémentaires que, chercheur méticuleux, il apporte aux travaux des historiens et historiens de l’art.
L’ouvrage s’ouvre sur une brève introduction consacrée à la méthode de travail de l’auteur, puis il suit le fil de la quarantaine d’années durant lesquelles le peintre, ses filles Catherine (1636-1686) et Françoise (1637-1655), son neveu et collaborateur qu’il a fait venir de Bruxelles, Jean-Baptiste de Champaigne (1631-1681), furent en contact avec Port-Royal.
C’est à Paris que Philippe de Champaigne, natif de Bruxelles et naturalisé français en 1628, eut ses premiers contacts avec l’abbaye de Port-Royal des Champs qui y avait été transférée en 1622-1623. Entre 1645 (voire dès 1643) et 1648, le peintre du roi en côtoya d’abord des personnalités masculines – directeurs spirituels, théologiens, solitaires- dont il dressa le portrait ou pour qui il dessina des frontispices d’ouvrages ; en 1648, il fit la connaissance de l’abbesse, la mère Angélique Arnauld, dont il fit un premier portrait, exécutant un second en 1654. Par ces diverses œuvres, complétées par des tableaux à sujets religieux pour orner le monastère, l’artiste semble s’être déjà acquis « une grande réputation par son habileté dans l’art de la peinture »[[ Nécrologe de l’abbaye de Notre-Dame de Port-Royal des Champs…, Amsterdam, Nicolas Potgieter, 1723, in-4°, p. 336.]]. Il devient le peintre de Port-Royal. Ces rencontres officielles, d’abord professionnelles, vont très tôt prendre une dimension personnelle : Philippe de Champaigne se lie d’amitié avec les « Messieurs », discute avec eux sur la peinture ; il rend visite à ses deux filles qu’il a placées à Port-Royal de Paris comme pensionnaires pour y être instruites, et qui sont devenues postulantes. En 1655, la cadette décède ; Catherine, se préparant à entrer au noviciat, est partie à Port-Royal des Champs où des religieuses sont revenues s’installer. Jean Lesaulnier suppose qu’en allant la voir, son père, « que la seule crainte de Dieu a porté à résister au mouvement de sa fille [[ Lettre de Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran, à mère Agnès Arnauld, 30 avril 1656.]]», dut en profiter pour rencontrer les Solitaires, soit à la ferme des Granges où ceux-ci demeuraient, soit au château de Vaumurier où ils se rendaient pour discuter entre intellectuels. À l’occasion des vœux solennels professés par sa fille, le 14 octobre 1657, à Paris, Philippe de Champaigne peint un Saint Jean-Baptiste dans le désert et une Madeleine pénitente, qu’il lui offre. Il donne conjointement à l’abbaye une somme de 6000 livres, et s’engage à verser à Catherine une pension viagère de 300 livres. Une nouvelle donation de biens et des créations picturales[[ Un inventaire des œuvres de Philippe de Champaigne et de son neveu retenues à ce jour comme réalisées pour les deux monastères de Port-Royal (portraits et scènes religieuses), ainsi que des portraits de personnalités port-royalistes et des frontispices gravés pour des ouvrages des écrivains de Port-Royal aurait pu figurer en annexe.À noter que le tableau du Bon Pasteur appartient au musée des Beaux-Arts de Tours, mais se trouve aujourd’hui déposé au musée national de Port-Royal, à Magny les Hameaux (p. 80). ]] témoignent de l’attachement – affection et amitié — qu’il ne cessa d’avoir pour les moniales et les Messieurs de Port-Royal qui estimaient ses qualités d’artiste en soulignant « l’excellence de son art », mais aussi de chrétien en louant sa bonté et sa piété, et de psychologue en exprimant leur sensibilité à son talent de portraitiste qui « lui rend possible l’impossible », à savoir dialoguer avec l’âme de son modèle et rendre présente et vivante l’image d’un défunt au point de le « ressusciter en quelque sorte ». Cet exceptionnel talent à saisir la présence réelle et cachée est inspiré au peintre par l’affection qu’il porte à celui qu’il peint, la connaissance intime qu’il en a, non par la vue – sens qui a des faiblesses et dont la mémoire s’affaiblit avec le temps –, mais par le regard intérieur : « c’est le cœur qui conduit la main », comme l’analyse avec justesse M. de Sacy[[ Lettre du 17 avril 1660 à la mère Angélique de Saint-Jean, à propos du portrait d’Antoine Le Maistre d’après le masque mortuaire sculpté par celle-ci. ]] qui propose là une définition possible de « l’esthétique janséniste ».
Sur les dix chapitres que compte son ouvrage, Jean Lesaulnier en consacre cinq en entier et un sixième pour moitié à la fille aînée du peintre. Sur la personnalité de celle qui est devenue sœur Catherine de Sainte-Suzanne depuis sa profession solennelle prononcée en 1657 devant la communauté parisienne, deux lettres écrites à son père[[ Voir p. 84-90.]] sont riches d’enseignement : courageuse face aux reproches de sa supérieure, inflexible à ses menaces, voire insolente et moqueuse ; rusée pour éviter les pièges de la censure épistolaire ; sévère sur les sœurs qui la persécutent mais non rancunière; confiante dans la bonté infinie de Dieu ; affectueuse et attentionnée pour son père, émotive et sensible, sans se laisser attendrir le cœur. Il est appréciable que Jean Lesaulnier ait pris le soin de retranscrire les sources port-royalistes sur la maladie et la guérison de sœur Catherine de Sainte-Suzanne : l’écriture mémorialiste, efficace et touchante, fait revivre intensément ces événements, avec maints détails et dans un style vivant, suivant une chronologie rigoureuse. Mais l’intérêt essentiel de la relation qu’il fait de ces récits factuels et objectifs est l’interprétation à laquelle a donné lieu alors la guérison miraculeuse de Catherine le 6 janvier 1662 : la narration historique est le support de la démonstration de la faveur que Dieu porte à Port-Royal injustement persécuté et la preuve que les religieuses qui refusent de signer le Formulaire sont dans la vérité. Tel est aussi le message que Philippe de Champaigne a fait passer dans l’Ex-Voto, transcription picturale d’une profession de foi et d’une action de grâce, « un des plus beaux tableaux qui soient sortis de ses mains », jugea Angélique de Saint-Jean et qui aurait sans doute mérité une analyse plus détaillée.
La troisième partie de travail de Jean Lesaulnier est scandée en trois épisodes qui coïncident chacun avec la mort des trois Champaigne dont il a suivi les épisodes de vie reliés à Port-Royal : « La disparition de Philippe de Champaigne » en 1674, qui affecta la communauté de Port-Royal, où il avait su si bien « puiser dans la vie intellectuelle et spirituelle » pour parfaire son âme et son art, et dont les membres avaient tant bénéficié de sa générosité, de son amitié et de son talent, comme autant de marques de son attachement et de sa piété ; puis « Les dernières années de Jean-Baptiste de Champaigne », durant lesquelles il correspondit avec Martin de Barcos ( de 1674 à 1678), puis voyagea à Bruxelles (en 1680 et 1681) ; enfin, pour achever ce parcours de vies, « La fin de Catherine de Champaigne » en mars 1686, dernière représentante de la famille de Champaigne.
Chercheur ou amateur éclairé, spécialiste de Port-Royal ou profane, le lecteur a plaisir à retrouver les exigences de clarté et d’érudition de Jean Lesaulnier, servies par le souci récurrent d’honnêteté intellectuelle de reconnaître qu’il ne fait que supposer ou émettre des hypothèses chaque fois qu’il ne peut apporter la preuve par les faits[[ Voir l’emploi répété de « On imagine aisément », « sans doute », « on pourrait dater », « il faut supposer », « peut-être », « a pu », « vraisemblablement » … ]].
Ouvrage disponible auprès de l’association Himeros, c/o G. Laniez, 16 rue Debussy, 16000 La Rochelle.