Dans ce livre, qui constitue la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2005 à l’université d’Orléans, Gaël Rideau pose la question de la déchristianisation au Siècle des lumières dans la ville d’Orléans et dans quelques paroisses de l’archidiaconé. L’auteur a su reconstituer un corpus de sources cohérent avec d’autant plus de talent que les archives départementales ont subi des destructions massives en 1940. L’analyse des sources a permis d’évaluer la participation des laïcs à la vie religieuse et d’en étudier les modalités d’expression.
En premier lieu l’auteur s’attache à l’étude des lieux de culte, à leur transformation. L’examen des comptes paroissiaux révèle les bonnes capacités financières des fabriques gérées par les marguilliers issus de la sphère des notables. Les ressources casuelles, en constante augmentation tout au long du XVIIIe siècle grâce à l’adjudication des bancs, permettent d’entreprendre des travaux de réparation, d’entretien mais aussi de décoration des églises. Une démarche en parfaite adéquation avec les prescriptions tridentines mais le système de location des bancs a pour effet d’exclure les fidèles les plus pauvres. L’organisation des fêtes, des processions et des pèlerinages, le fonctionnement des confréries fournissent d’autres indicateurs de l’expression collective de la dévotion. Les évêques limitent le nombre de jours de fête célébrés durant la semaine, ce qui induit un mouvement de laïcisation ; par ailleurs ils réussissent à encadrer les processions pour éviter les manquements à l’ordre et à la décence. Mais cette volonté d’éviter les abus a pour effet de freiner la spontanéité populaire et de réduire la vitalité religieuse. Autre indice de laïcisation : la modification progressive de la procession du 8 mai en l’honneur de Jeanne d’Arc, initiée par les notables, entérinée par les prélats. En 1790 l’ancien tracé est abandonné et la procession peut alors emprunter les rues bordées par les belles demeures récemment construites par les élites. L’événement religieux prend une nouvelle dimension, sociale et politique.
La pastorale insiste davantage sur la responsabilité individuelle du chrétien face à son salut et tient un discours plus moralisateur qu’au siècle précédent. Le recentrage sur l’individu se retrouve aussi dans l’étude des testaments. Les 743 actes étudiés entre 1677 et 1787 sont porteurs eux aussi d’évolutions : diminution du faste funéraire, recul des fondations, demande de messes, dons aux institutions charitables. À partir de 1730 le contenu religieux des testaments cède le pas aux préoccupations successorales sauf dans le milieu dévot resté fidèle au modèle antérieur.
Gaël Rideau consacre un chapitre à « l’impact des querelles » : jansénisme, Lumières et franc-maçonnerie. En ce qui concerne le débat autour de la bulle Unigenitus, Gaël Rideau s’écarte de la démarche des historiens qui ont fait d’Orléans un bastion du jansénisme. Certes durant l’épiscopat du cardinal de Coislin (1666-1706), l’influence de Port-Royal fut importante dans le diocèse. Mais au temps de l’Appel (1717-1718), le gouvernement du diocèse est entre les mains de Fleuriau d’Armenonville, frère du garde des sceaux et constitutionnaire convaincu qui se classe parmi les zelanti. Les clercs appelants font une dernière démonstration de leur force en 1727 au moment de la condamnation de l’évêque de Senez, Jean Soanen, un des chefs historiques de l’Appel. Les mesures prises par Fleuriau ont pour effet de contraindre les appelants à se soumettre ou à s’exiler. À partir de 1730 le jansénisme se diffuse plus largement chez les laïcs. C’est chez ces derniers que l’auteur veut surtout définir les « contours géographiques, chronologiques et sociaux » du mouvement d’opposition à la bulle à partir du dépouillement systématique des Nouvelles ecclésiastiques. La géographie des affaires tout au long du XVIIIe siècle – les refus de derniers sacrements entre 1740 et 1758 avec un pic entre 1755 et 1557, puis les problèmes liés à l’activité des sulpiciens et les conflits dans les paroisses à propos de la nomination des vicaires qui témoignent de la vitalité du richérisme dans les années 1770 à 1775 – ne correspond pas à celle de l’Appel. Les membres du baillage et les négociants sont les acteurs les plus nombreux. Dans une proportion moindre des femmes sont aussi impliquées. Cependant l’activité des notables ne doit pas pourtant pas occulter les manifestations populaires de soutien aux appelants comme dans l’affaire de l’Hôtel-dieu dès 1728.
Les affaires liées au refus de sacrements ont eu un écho important dans l’opinion puisque les victimes anathématisées sont promises au feu de l’enfer. La majorité des cas se situent entre 1740 et 1758. Les prêtres constitutionnaires qui considèrent la bulle comme partie intégrante des règles de foi refusent d’administrer les mourants réfractaires à l’Unigenitus. Ils s’opposent à l’ingérence des tribunaux civils en se déclarant seuls compétents pour juger des dispositions de mourants. Les refusés et leurs défenseurs dénoncent le caractère tout extérieur de la soumission. Leur argumentaire minimise l’importance des sacrements dans l’obtention du salut pour insister sur la notion de « sacrement intérieur » lié à une foi profonde et à une vie sainte. Face à la quasi-disparition du clergé jansénisant, l’éducation, l’enseignement et les lectures s’imposent comme les vecteurs de la conversion intérieure. Pour l’auteur, les débats autour des cas de refus des derniers sacrements ont divisé la société locale ; ils ont aussi contribué à politiser le fait religieux et à accélerer le processus d’individualisation.
Dans la dernière partie, l’auteur présente six portraits de dévots à partir de récits de vie dont les auteurs ont écarté toute manifestation de miracles et de merveilleux. Les dévots, modèles d’une sainteté laïque plus accessible, ne sont pas uniquement en quête de perfection individuelle mais cherchent à modifier la société. Ils ne veulent seulement secourir les pauvres mais améliorer leur sort et celui de leurs enfants en finançant la fondation d’écoles de charité.
Le dépouillement de 1 163 inventaires permet à l’auteur de pénétrer à l’intérieur des maisons pour inspecter les bibliothèques. La part du livre religieux décroît à partir de 1750 au profit des catégories Histoire et Belles-Lettres. Mais parallèlement les objets cultuels tels que prie-Dieu, crucifix, bénitier et tableaux investissent l’espace domestique. Un constat qui inspire à l’auteur cette formule qui résume avec bonheur les mutations d’une pratique religieuse passée « de la maison de Dieu de Dieu à la maison ».
Ce compte-rendu ne saurait dire la richesse d’un livre inventif et dense. Un travail exemplaire qui offre des directions de recherche novatrices.