Cet ouvrage expose un des problèmes les plus redoutables de la pensée humaine, que celle-ci sedéploie dans le cadre strict d’une argumentation philosophico-théologique ou bien qu’elle visite inopinément tout homme de bon sens que les détours inattendus de sa destinée inquiètent et interrogent. De saint Augustin à saint Thomas, de G. d’Ockham à Boèce, de Pascal à Molina, la même question lancinante ressurgit et obsède : quelle marge laisse à la liberté humaine la prescience divine ?
Dès le chapitre premier, l’enjeu est souligné avec netteté : un Dieu, doué d’une totale omniprescience, ne saurait respecter ni permettre l’exercice élémentaire d’une liberté humaine authentique. Par ailleurs, un Dieu, privé de l’omniprescience ne ressemblerait-il pas, finalement, à un apprenti sorcier, un joueur inconscient, un Frankenstein tragique, ayant perdu le contrôle de l’énorme machine cosmique, lancée par lui et dont les rouages, affranchis de sa tutelle, danseraient, en toute indiscipline, la plus folle des sarabandes ?
Au fil de l’analyse, les différentes réponses, apportées par plusieurs penseurs à ce dilemme apparemment insoluble, ne laissent pas de plonger dans la perplexité. Ainsi, saint Augustin (ch. II), qui prétend que la nécessité, due à la prescience, se distingue de la nécessité due à la contrainte et n’apparaît donc pas incompatible avec la liberté. Mais comme, dans cette perspective, l’agent ne peut pas ne pas décider de faire ce qu’il a, effectivement, décidé de faire, nous voilà, à nouveau, renvoyés à cette inconciliable cohabitation de la prescience et de la liberté.
Si l’énoncé de ces apories fondamentales reste suffisamment simple à exprimer, l’accès aux chapitres suivants du livre entraîne le lecteur dans d’innombrables subtilités logiques dont il ne saurait être question de restituer, ici, la minutieuse analyse. Soulignons que le passé, accompli et révolu, appartient, de fait, à l’ordre de la nécessité et, comme tel, reste immuable, irrévocable, même pour Dieu. Il n’en va pas de même en revanche pour le futur. C’est, d’ailleurs, à ce niveau que se situe, strictement, le problème. Si l’immense variété des possibles a offert, depuis toujours, un sujet privilégié à la réflexion sur la liberté humaine, l’infinie diversité des commentaires, gloses et interprétations qu’elle a suscités, en constitue le plus fidèle reflet.
G. d’Ockham, par exemple, compare la science divine à un acte de vision. Grâce à cet acte, Dieu embrasse tout, y compris les « futurs contingents ». Le lecteur pardonnera, ici, au commentateur de ne pas s’engager à fond dans le réseau serré des arguties, voire des ratiocinations qu’entraîne l’examen des conséquences de la théorie ockhamiste, notamment sur le chapitre de nos croyances intimes, des hésitations de nos choix, de nos délibérations intérieures. Quelle place Dieu peut-il occuper dans ce clair-obscur de la conscience ? La position moliniste présente, elle, le mérite de la transparence. Dieu doit être tenu pour responsable des antécédents de nos actes, qu’il a posés – les conditionnels de la liberté – et se dévoile, donc, capable d’en inférer les conséquents. Néanmoins, un obstacle quelconque, une circonstance particulière, que ne mentionne pas l’antécédent, peuvent faire que le conséquent se révèle faux, quand l’antécédent reste vrai. Si on généralise cette observation, Dieu se trouve, ainsi, placé devant un sous-ensemble, une véritable galaxie, déterminée par toutes les propositions conditionnelles, mais ouvrant sur les « futurs contingents » de la liberté. Plusieurs objections d’ordre logique et ontologique, viennent, ici, heurter frontalement cette tentative moliniste de synthèse entre liberté et nécessité. Retenons celle-ci : un Être transcendant disposerait-il des moyens précis de connaissance de chaque essence individuelle – à supposer qu’un concept de cette dernière existe vraiment – et pourrait-il apercevoir, comme à travers un télescope, tous les « futura » et « futurabilia« , susceptibles d’en découler, dévoilant, à l’infini, les énormes galaxies des mondes fictifs ou virtuels. La seule issue envisageable pour les molinistes consisterait, aux yeux de l’auteur, à limiter la connaissance divine, aux essences générales, aux types possibles d’action. Les particularités, les modalités concrètes de cette dernière découlant de son actualisation dans des circonstances déterminées, échapperaient ainsi, à l’intuition divinatrice de Dieu.
La solution de cette immense problème connaîtrait-elle un meilleur épilogue dans la perspective, plus classique et plus thomiste, d’un Dieu a-temporel, affranchi des limites de l’espace et du temps ? Si on se Le représente hors de la durée, ce qui est le futur, pour nous, devient le présent pour Lui. Dans ces conditions, le problème ontologique de la détermination de l’avenir ne se pose plus. Une troisième voie se trouve, ainsi, ouverte : l’éternité divine reste nécessaire, mais son principe de transmission ne l’est pas. Autrement dit, ce qui constitue l’objet de la science divine se révèle contingent dans le temps. Ce qui est physiquement nécessaire cesse de l’être métaphysiquement. Voilà, avouons-le, une articulation conceptuelle bien délicate à appréhender.
La conclusion du livre ménage, avec honnêteté, plusieurs issues possibles à cette impasse spéculative. Les dernières pages insistent sur le principe de Swinburne, selon lequel l’omniscience divine se verrait limitée par ce qu’il est logiquement possible de savoir. Or, il n’apparaît pas logiquement possible de connaître « les futurs contingents ». Dès lors, la science divine ne porterait pas sur eux. Se refusant, cependant, à cautionner une hypothèse au détriment d’une autre, l’auteur se réfugie, finalement, dans une prudente expectative, nous renvoyant, après avoir aiguisée notre réflexion, à nos perplexités premières.