L’édition italienne de la Pratique de la Règle de saint Benoît publiée par la maison d‘édition de la Faculté théologique de l’Italie du Nord de Milan, s’inscrit dans un vaste programme de publications de textes d’auteurs spirituels destinées au public de langue italienne où les auteurs du « Grand Siècle » tels Jean-Baptiste de Saint-Jure, Catherine-Mectilde de Bar, Fénelon et Malebranche sont aussi bien représentés.
La Pratique de la Règle de saint Benoît de dom Claude Martin paraît à Paris, chez Louis Billaine, en 1674. L’oeuvre connaît un succès retentissant dans le milieu monastique : jusqu’à la fin du siècle paraissent quatre autres éditions (1675 Bruxelles ; 1680 Paris, Billaine : « nouvelle édition » augmentée de deux chapitres sur le voeu de stabilité et la conversion des moeurs ; 1690 et 1700 Paris). L’œuvre est connue dans les monastères des pays de langue allemande grâce à différentes traductions latines (1745 Vienne, 1749 Mayence, Saint-Blaise 1772, Saint-Gall, s.d.). La Pratique est traduite tout de suite en italien et publiée deux ans seulement après la parution à Paris à Plaisance et Milan, chez Ambrogio Ramellati. Cette traduction est dédiée aux moniales bénédictines du monastère de la Conception de la Très Sainte Vierge de Plaisance. D’autres traductions italiennes apparaissent à Venise (1717 et 1744) et Naples (1723).
La Pratique fut adaptée, avec l’autorisation du supérieur général de la congrégation, dom Benoît Brachet, par Catherine-Mectilde de Bar (1614-1698) pour les filles de sa fondation et publiée sous le titre Exercices spirituels ou pratique de la règle de saint Benoît à l’usage des religieuses bénédictines de l’adoration perpetuelles du Saint Sacrement, (Paris, Christophe Rémy, 1686).
Annamaria Valli, moniale bénédictine du monastère San Benedetto di Milan, membre du Centro Storico Benedettino et membre de rédaction de la revue Benedictina, a traduit et pourvu d’une analyse approfondie le traité de dom Claude Martin.
Une longue introduction de cent pages donne un aperçu de la vie de l’auteur et retrace l’histoire de l’oeuvre, sa genèse, les sources et présente la spiritualité du mauriste.
Le projet de rédiger une sorte de manuel pour former le parfait bénédictin – à l’instar des oeuvres d’Alvarez de Paz et de Rodriguez pour les Jésuites – remonte au chapitre général de 1654, mais il fallait attendre vingt ans pour voir sa réalisation. Le supérieur général d’alors, dom Audebert, charge dom Martin, qui a de l’expérience dans la formation des novices, de composer ce manuel.
Dom Claude Martin s’est inspiré des Exercices spirituels tirez de la Règle du Père s. Benoist en faveur de ceux qui desirent vivre selon l’esprit de la même Règle (1625) de dom Philippe François (1579-1635) de la Congrégation de Saint-Vanne, plusieurs fois réédités. Annamaria Valli présente une table synoptique des tables de matières des Exercices spirituels du vanniste et de la Pratique de notre mauriste pour illustrer comment les chapitres de la source confluent dans l’œuvre du mauriste, même si distribués de manière différente.
La Pratique comporte deux parties : la première en est dédiée aux activités communes dans le monastère, en suivant le cours de la journée au monastère, du lever au coucher : l’office divin, la prière, le travail ; la deuxième partie à l’appropriation personelle des vertus monastiques, le travail à sa personne, que chacun doit faire dans le secret de son âme. Le comportement extérieur doit être l’expression de la vie intérieure. Le conseils spirituels côtoient les règles de civilité et de bonne éducation (comportement au réfectoire, manière de saluer).
Dès le début, dom Martin souligne la finalité de la vie monastique dans la Congrégation : « La fin propre et particulière de la Règle de l’Ordre de saint Benoît, n’est autre que la contemplation, puisque tous les moyens qui y sont en usage sont des pratiques de la vie contemplative, comme sont l’éloignement du monde, la solitude, le silence, la psalmodie, la prière, la méditation, la lecture, le jeûne, le travail des mains et autres semblables ; de sorte que dans toute cette règle sainte, il ne se trouve pas un seul chapitre qui porte les religieux à l’action ou, s’il y en a quelques-uns, ils ne regardent que quelques particuliers, savoir ceux qui ont le soin des infirmes, des hôtes, du temporel. Ainsi, tout le soin des religieux de l’Ordre de saint Benoît doit être de tendre à la perfection de la charité, comme tous les religieux, mais ils y doivent tendre par la voie de la contemplation qui est leur fin propre et particulière ».
Dom Martin insiste aussi sur les retraites (la retraite journalière, où le moine se retire dans sa cellule pour s’entretenir avec Dieu, une retraite mensuelle d’un jour, et une retraite de dix jours une fois par an) – un souvenir de sa formation chez les Jésuites. Mais ces retraites se font selon une méthode : dom Martin semble se méfier de l’inspiration du moment et de certains élans mystiques, ou encore de dévotions trop intellectuelles. Dom G.-M. Oury écrit à propos de la spiritualité de Saint-Maur : « À l’origine, la spiritualité de Saint-Maur était, semble-t-il, essentiellement une ascèse fondée sur la Règle de saint Benoît, de conception très simple, privilégiant les aspects immédiatement pratiques. Les Mauristes, par l’effet d’un libre choix sans aucun doute, se sont tenus à l’écart de l’invasion mystique ; ils étaient seuls ou presque seuls en France à le faire, non par manque de ferveur, mais par défiance. Dom Claude, dans un ouvrage où on lui demandait de mettre en forme la spiritualité propre à sa Congrégation à l’intention des jeunes moines, n’allait pas prendre l’initiative d’ouvrir toute grande la porte à la mystique ; mais il est très remarquable que l’orientation contemplative sur laquelle il insiste, conduit sagement et prudemment les âmes dans cette direction […] (G.-M. Oury, Dom Claude Martin. Le fils de Marie de l’Incarnation, Solesmes, 1983, p. 144).
Fort intéressante est l’analyse que la moniale fait de la spiritualité présentée dans la Pratique (p. LXIX-CVI) : elle insiste sur les deux côtés de la vie monastique (vie en communauté, vie dans sa cellule, seul avec Dieu), sur l’agir pratique du cheminement spirituel, sur la réélaboration de la notion de « présence de Dieu », remontant à saint François de Sales, sur la vie monastique comme expression d’une vraie vie chrétienne. Cette « présence de Dieu » engendre la crainte de Dieu ; cependant, si cette crainte n’est pas accompagnée d’une motivation plus élevée, elle n’est autre qu’une crainte servile : la crainte de Dieu chrétienne, par contre, est la crainte d’affliger le Père plein de bonté.
Selon l’éditeur, la Pratique n’est pas un traité d’ascétique mais offre un parcours chrétien qui évite les excès de toute sorte, jugement qui n’est pas partagé par tous les spécialistes en matière : la moniale présente les diverses opinions en la matière : p. ex. de dom Garcia M. Colombas, qui souligne l’aspect rigide de l’ascèse des mauristes, ou de Joseph Daoust qui écrit : « Le vent de Port-Royal soufflait avec force sur Saint-Maur : l’austérité des normes dictées par les auteurs spirituels le prouve, comme aussi l’insistance continuelle sur les conséquences funestes du péché originel, la corruption de la nature, l’impuissance des forces naturelles et la nécessité d’un abandon total à la grâce » (p. LXVIII, note 124).
Il est vrai que l’anthropologie de notre auteur insiste sur le péché qui ravage la nature humaine – aspect partagé par toute la théologie de l’époque, et pas seulement des auteurs proches de Port-Royal (comme le veut une certaine critique). Et pourtant, la lecture, surtout de la deuxième partie, nous révèle un auteur très au fait des problèmes des religieux. La vie monastique est aussi une lutte contre soi-même. Comme arme dans cette lutte et comme remède contre les tentations, il propose une spiritualité solide qui fuit l’extraordinaire. Certains aspects, tels les pénitences corporelles, peuvent nous choquer, mais là, dom Martin est fils de son temps.
La traduction d’Annamaria Valli, faite sur la 4ème édition, Paris, Pierre des Bats, 1690, respecte la sobriété du style de l’original et se lit aisément. Certains choix de traduction sont expliqués en notes. Les respectifs passages de la Règle de saint Benoît sont donnés en notes en bas de pages, en latin et en traduction, de même des renvois à différents auteurs spirituels. Si les influences de dom Philippe François et de saint François de Sales sont analysées, on aurait aimé en savoir un peu plus sur celles des Jésuites auxquelles la moniale fait allusion à la p. CVI.
La Pratique de la Règle de saint Benoît doit être lue avec beaucoup de discernement ; contre les critiques anachroniques, on ne peut que répéter qu’il faut la situer dans son temps. Il n’en reste pas moins que la Pratique de dom Claude Martin est un très beau monument de la spiritualité de Fils de saint Benoît. Grâce à Annamaria Valli, ce très beau texte est de nouveau accessible à un grand public.