Port-Royal demeure un des mythes historiques les plus saisissants de la culture française. Mythe en ce sens que son indubitable réalité s’est entourée, pour les générations qui ont suivi, d’un intense rayonnement symbolique. Internationalement reconnu – ne serait-ce qu’à cause de Pascal, de Racine ou du peintre Philippe de Champaigne – ce groupe de théologiens et d’écrivains a trouvé son plus éminent historien en la personne de Sainte-Beuve. Celui-ci a consacré une large part de sa vie, de 1834 à 1867, à l’élaboration de son monumental Port-Royal, le chef-d’oeuvre de la critique littéraire et religieuse en France.
Néanmoins le monument avait laissé dans l’ombre divers aspects de l’activité du groupe. Deux volets au moins y manquaient : l’un sur ses foisonnants travaux bibliques, qui ont abouti à la plus belle traduction de la Bible en français (de 1667 à 1693), promise à deux siècles de succès, encore matière de rêves pour un Victor Hugo ou un Arthur Rimbaud. L’autre sur la liturgie, puisque Port-Royal – avec trois siècles d’avance – préconisait une liturgie accessible à tous les fidèles, donc en langue française. Il s’agissait là de deux continents engloutis, méconnus des critiques même dans les premières décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, marquées pourtant par la publication d’ouvrages de premier ordre sur l’illustre monastère et les personnalités qui gravitaient autour de lui.
Le Christophe Colomb de la redécouverte a été M. Bernard Chédozeau.
À partir de 1983, celui-ci s’est attaqué à ces deux massifs. Il a exploré les bibliothèques, en particulier la Bibliothèque nationale de France et la Bibliothèque de Port-Royal, où il a entretenu un dialogue fécond avec la responsable, Odette Barenne. Mais il a interrogé aussi les architectures d’églises. De là un premier livre, La Bible en français. L’Église tridentine et les traductions bibliques et liturgiques (1600-1789), en 1990. Dans son prolongement est paru en 1998 Chœur clos, chœur ouvert. De l’église médiévale à l’église tridentine (France, XVIIe-XVIIIe siècles).
Sur Port-Royal et la Bible l’enquête a été encore plus impressionnante que sur la liturgie. Sa progression a vivifié d’autres travaux. Si en 1990 j’ai pu rendre à nouveau accessible la Bible de Port-Royal dans la collection de grande diffusion « Bouquins », je ne l’ai pas fait sans subir l’influence du spécialiste incontesté qu’était devenu Bernard Chédozeau. Dès l’année suivante, celui-ci manifestait son autorité de savant par une ample contribution au volume collectif Les Bibles en français du Moyen-Âge à nos jours. Pendant toutes ces années, notre auteur collaborait de surcroît à l’imposant Dictionnaire de Port-Royal (Champion, 2004), que le lecteur pourra consulter sur les personnalités mentionnées dans le présent volume.
Celui-ci modifie en profondeur le regard sur le groupe de Port-Royal. Le tintamarre entretenu autour des controverses sur le jansénisme, c’est-à-dire sur la théologie de la grâce héritée de saint Augustin, passe ici à l’arrière-plan, ou même disparaît. Autant dire que nous découvrons un autre Port-Royal, passionné par la Parole de Dieu et vouant le meilleur de ses forces à la faire entendre et aimer. En 1650 paraissent les Heures de Port-Royal, promises à un immense succès, méditées par Pascal, par Mme de Sévigné, par Racine qui – encore enfant – se vit offrir la première édition, et en 1676 se procura la vingt-sixième : sa plus belle tragédie, Phèdre, est toute nourrie de l’Office des morts et surtout de la paraphrase du Dies irae due au talent de poète de Sacy dans ces Heures. La première étude qui leur ait été consacrée ouvre les analyses sur Port-Royal et les Psaumes. On y lira aussi une présentation de Jean Hamon, un des « silencieux » du monastère, en commentateur des Psaumes.
Une seconde étape met en pleine lumière l’ampleur des recherches d’his-toire et de géographies sacrées. La Chronologia sacra de 1662 va servir de base au Discours sur l’histoire universelle (1681) de Bossuet et demeurera une référence jusqu’aux découvertes de Darwin (1859), de l’archéologie et de la préhistoire, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Se révèle ici une véritable école soucieuse de lecture littérale, historique, de la Bible. Mais cette étape ne dure qu’une quinzaine d’années, car ce littéralisme séduit peu les amateurs de quête spirituelle. Elle suscite néanmoins un nouvel ouvrage d’une incroyable diffusion, la Bible de Royaumont (1670), encore lue par un Lamartine enfant. Il s’agit d’une « Histoire sainte », agrémentée de gravures, c’est-à-dire d’un genre littéraire qui veut éviter la complexité des Livres bibliques en n’en conservant que la trame narrative, donc en effaçant les énoncés juridiques, les écrits de sagesse, les poèmes et les oracles prophétiques. Héritière des Bibles historiales du Moyen-Âge, la Bible de Royaumont ne tombera dans l’oubli qu’au début du XXe siècle, du fait de la laïcisation et des progrès de l’histoire. L’histoire sainte deviendra peu à peu un genre pour la jeunesse.
Troisième étape avec la sortie fracassante du Nouveau Testament (1667) dit de Mons : cinq éditions en 1667, quatre en 1668, et un long succès ensuite. Avec lui s’affirme un projet ancien du groupe, doter la France d’une belle traduction de la Bible. Son maître d’œuvre et principal artisan, Sacy, meurt en 1684, en ne laissant à traduire que le Cantique des cantiques. Ses successeurs poursuivront son entreprise et achèveront les commentaires en 1693 pour l’Ancien Testament, en 1708 pour le Nouveau.
Enfin viennent ces commentaires patristiques de l’Ancien, puis du Nouveau Testament, en 32 volumes (1672-1708). Port-Royal propose une Bible lue au sein de la communauté catholique, à la lumière des Pères et des autres écrivains chrétiens. Cette herméneutique voit souvent, comme la liturgie et avec sa sobriété, dans les événements de l’Ancien Testament des préfigurations du Nouveau : c’est en ce sens que Bernard Chédozeau emploie les termes « figurisme » et « figuriste », et non à celui du XVIIIe siècle, où ils désignent un recours souvent arbitraire à de prétendues figures. Cette dernière section donne lieu à une étude précise de l’élaboration d’un dernier livre célèbre : les Réflexions morales sur le Nouveau Testament de Pasquier Quesnel. D’abord très lu, loué pour sa qualité par nombre d’évêques, l’ouvrage fut finalement condamné par la bulle pontificale Unigenitus (1713), séisme qui allait secouer le XVIIIe siècle et susciter une virulente opposition, aux origines lointaines de la Révolution française.
Que l’on cesse de considérer ces étapes, chacune marquée par des succès de librairie inouïs, et l’éclat du groupe se manifestera autrement si l’on s’arrête sur certaines années de cristallisation spectaculaire. Dans la seule année 1662, en pleine persécution du monastère, paraissent la Biblia sacra, la Chronologia sacra, la traduction de L’Imitation de Jésus-Christ (la plus répandue jusqu’à celle de Lamennais), la Logique de Port-Royal (actuellement en livre de poche), l’Ex-voto de 1662 de Philippe de Champaigne (au Louvre). C’est dans les derniers mois de 1662 que Gilberte Pascal compose l’admirable Vie de M. Pascal, imprimée et réimprimée jusqu’à nous en tête de tant d’éditions des Pensées.
Tout se passe comme si, en publiant L’Imitation, les Psaumes (1665), le Nouveau Testament (1667) et bientôt l’Ordinaire de la messe en français, Port-Royal préparait ce qui apparaîtra au XVIIIe siècle sous le titre Manuel du Chrétien, avec précisément tous ces textes. Un Manuel très répandu, qui concurrencera le Missel des fidèles jusqu’au début du XXe siècle.
Le renouvellement apporté par ce Port-Royal et la Bible saute donc aux yeux. Il n’est pourtant que le second livre d’une tétralogie, après La Bible en français, et avant deux ouvrages à venir : Les Préfaces bibliques de Port-Royal : une théologie et Port-Royal et la liturgie.
Cette tétralogie révélera l’intensité et la qualité de la réaction aux excès entraînés par le souci de l’Église catholique de se démarquer des protestants. Puisque ceux-ci faisaient lire à tous la Bible dans leur langue, puisque leur culte se célébrait dans les langues vivantes, il fallait s’arc-bouter sur des positions contraires : la restriction du droit à lire les Écritures, le maintien du latin dans la liturgie. Port-Royal, à rebours de presque tout le catholicisme de son temps, issu du concile de Trente, a annoncé les réformes du second concile du Vatican, la fermeture de ce que Bernard Chédozeau, dans une formule vigoureuse, appelle « la parenthèse tridentine ».