Rassembler des lettres dispersées dans de très nombreuses bibliothèques n’est pas un travail secondaire : il faut le considérer comme une œuvre pleinement scientifique nécessitant des qualités certaines et précises. Un éditeur de texte ne peut pas se contenter de survoler un écrit ou d’en comprendre les grandes lignes. Il doit en comprendre chaque mot, reconnaître toute personne citée, expliciter les passages survolés, faire son miel de l’implicite afin de l’expliquer au lecteur. On fait ainsi apparaître un corpus qui n’avait jamais été défini ni lu auparavant : les textes se répondent, s’éclairent mutuellement. Dans tous les cas un témoignage historique fait son apparition, parfois même, en sus, une œuvre littéraire. Or, quelque important qu’ait été Antoine Singlin, jamais ses lettres n’ont été publiées ni même rassemblées. Ce qui est dommage car au-delà du texte, une figure apparaît, qui peut être traitée à partir des sources ainsi « créées ».
Issue d’une thèse de l’École des chartes soutenue par Anne-Claire Josse (désormais connue sous le nom de Volongo et conservateur à la Bibliothèque de l’Institut de France) en 2000, ce travail met ainsi en valeur la figure du supérieur de Port-Royal, homme qui se situe au cœur de l’histoire de l’abbaye et y joue un rôle de premier plan, mais qui était jusqu’alors mal connu.
Né en 1607, Antoine Singlin est précocement orienté vers la prêtrise par Vincent de Paul et rencontre Saint-Cyran. Grâce à l’influence de ce dernier, il devient le confesseur des religieuses de Port-Royal et participe à la création des Petites Écoles. Il prononce également des sermons et, bien qu’il n’eût aucun goût pour la polémique, se voit interdire de chaire par l’archevêque de Paris en 1649 pour avoir traité des sujets interdits. Devenu supérieur des deux maisons de Port-Royal en 1656, il voit la fermeture des Petites Écoles et, lui-même expulsé sur ordre du roi, doit se cacher pendant plusieurs années (1661-1664). Il meurt en 1664 dans la clandestinité.
La correspondance s’étend de 1637 à 1664. C’est-à-dire de l’époque où Antoine Le Maistre décide de se retirer, avant même l’emprisonnement de Saint-Cyran ou la parution de l’Augustinus, jusqu’à la période la plus tragique de l’histoire de Port-Royal : la dispersion des religieuses par l’archevêque de Paris. Adressées aux religieuses de Port-Royal, aux amis de l’abbaye (le duc de Luynes, Saint-Cyran, Du Gué de Bagnols etc.), elle font vivre ces événements de l’intérieur avec une appréhension bien évidemment avant tout religieuse et morale.
Comme il est d’usage au XVIIe siècle, ces lettres étaient détruites par leur destinataire. Les 176 lettres ici présentées et éditées ne sont donc que les épaves subsistantes d’une bien autrement vaste correspondance, qui a certainement compris plusieurs milliers de lettres. Et encore cette conservation est-elle souvent due à la vénération dont Singlin faisait l’objet dans le cercle des port-royalistes, faisant recopier certains de ses écrits dont les originaux sont eux aussi perdus. Anne-Claire Josse devait donc retrouver des lettres manuscrites très dispersées dans diverses collections publiques et éplucher la littérature du temps afin de filer tout publication ponctuelle. Bien sûr, cette chasse n’a pas de fin et des lettres sont toujours susceptibles de ressortir sur le marché du manuscrit (le site de la Société des amis de Port-Royal est heureusement à même de recevoir un tel supplément)
La question se posait en revanche de savoir s’il fallait mettre sur le même plan une lettre dont on possède le manuscrit, une dont on possède une copie du XIXe siècle et une recopiée sur un imprimé du XVIIe qui ne respecte pas la graphie de l’auteur et fait très certainement des coupes dans le texte. Il aurait bien sûr été dommage de s’abstenir pour autant de présenter les lettres dans l’ordre chronologique et, si cela peut sembler insuffisant, les mises en garde introductives d’A.-C. Josse et la mention claire et précise de la source donnée immédiatement au-dessus de la lettre semblent la meilleure solution face à cette difficulté ardue.
D’ailleurs, soulignons que si elle est uniquement présentée comme une édition de la correspondance de Singlin, cette édition comprend en réalité une très large introduction qui revient sur la vie de l’homme et constitue sa première véritable biographie en même temps qu’une première exploitation de ces sources nouvellement disponibles.
La réussite de cette édition et son importance pour les historiens ou littéraires qui travaillent sur Port-Royal et le jansénisme – en plus des curieux heureux de trouver un témoignage de premier ordre de la part d’une des personnes les plus importantes du groupe, tant du point de vue politique que théologique – devrait engager à poursuivre l’entreprise de tels projets. On ne peut à cet égard que se réjouir des autres éditions appelées à être bientôt publiées.