Certains fragments des Pensées rendent compte de façon très claire de la conception pascalienne de la conversion. Cette conception se fonde sur les trois ordres de l’anthropologie de Pascal, à savoir le cœur, l’esprit, et le corps. C’est ainsi que le fragment L808-S655 nous apprend qu’ »il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration . La religion chré- tienne, qui seule a la raison, n’admet point pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n’est pas qu’elle exclue la raison et la coutume, au contraire ; mais il faut ouvrir son esprit aux preuves, s’y confirmer par la coutume, mais s’offrir par les humiliations aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet, ne evacuetur crux Christi ». Selon le fragment L110-S142, ensuite, on ne peut donner aux autres la « religion », c’est-à-dire la foi, « que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur [l’ »inspiration » de L808-S655], sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut ». Il y a donc une foi humaine dans le christianisme, une foi fondée, d’une part, sur l’étude des preuves, qui convainquent l’esprit, d’autre part, sur l’accomplissement des rites chrétiens, qui créent des habitudes nouvelles et saines dans l’ordre du corps (la « Machine » des fragments L5-S39 et L418-S680). Cette foi humaine relève seulement des deux ordres naturels, celui de l’esprit et celui du corps ; elle ne fait pas intervenir l’ordre, surnaturel, du cœur. Elle est donc inutile pour le salut tant qu’elle n’incite pas l’homme à s’humilier afin d’obtenir, par un don gratuit de Dieu, la foi divine qui transforme le cœur et qui fait dire non scio (comme les preuves), mais credo (L7-S41). Pascal ajoute (L821-S661) : « Il faut donc faire croire nos deux pièces, l’esprit par les raisons….. et l’automate par la coutume, en ne lui permettant pas de s’incliner au contraire. Inclina cor meum Deus ». En effet, s’il est en notre pouvoir de régler le corps, ou la machine, nous ne pouvons régler le cœur (L100-S133). Nous devons prier Dieu de nous accorder cette faveur. Le célèbre fragment du Pari (L418-S680) résume le processus de conversion ainsi : convaincu par l’argument du Pari de la nécessité rationnelle de parier sur l’existence du Dieu Souverain Bien, l’interlocuteur doit d’abord étudier les preuves bibliques du christianisme, en pratiquant en même temps les rites de cette religion pour pouvoir mesurer de façon impartiale la force de ses preuves et pour acquérir ainsi une foi humaine et naturelle dans le christianisme ; ensuite, il doit imiter Pascal lui-même, qui prie Dieu de se soumettre tout l’être de l’incroyant. Cette soumission de l’âme par le don gratuit de la foi divine est l’unique condition nécessaire et suffisante du salut.
Selon cette conception de la conversion, l’homme peut, par des moyens naturels, parcourir une partie finie du chemin qui mène à l’union à Dieu, mais seul ce dernier peut lui faire traverser, par le don gratuit d’une grâce surnaturelle, la distance infinie qui le sépare encore de son Souverain Bien. Cette conception s’accorde-t-elle avec la théologie des Ecrits sur la Grâce et des Provinciales ? Non, dans la mesure où ces ouvrages ne laissent aucune place, même finie, à un utile travail de l’homme dans son accession à la foi salvatrice. Selon saint Augustin, en revanche, l’homme est une image (certes déformée) de Dieu par sa pensée (la mens). L’activité propre de cette dernière est la raison (la ratio), par laquelle l’homme acquiert la connaissance ou l’intelligence (l’intellectus). C’est par la pensée qu’il connaît, d’une part, les apories et les impuissances de la philosophie humaine, d’autre part, les rudiments du christianisme, ainsi que l’unité de pensée et la vertu des vrais chrétiens. C’est ainsi que s’accomplit le premier des trois moments que comportent, selon saint Augustin, les rapports entre la raison et la foi : « préparation à la foi par la raison, acte de foi, intelligence du contenu de la foi » (voir Etienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, pp. 31-47). Saint Bernard, dont l’influence a elle aussi été très forte à Port-Royal, affirme comme son précédesseur que l’homme est une image de Dieu par sa pensée (la mens). Cependant, il se distingue d’Augustin en situant cette image moins dans la connaissance apportée par la pensée que dans la volonté, et surtout dans la liberté. Cette liberté se divise en trois, à savoir la libertas a necessitate, ou le pouvoir de consentir, la libertas a peccato, ou la capacité de vouloir le bien, et la libertas a miseria, ou la capacité de faire le bien qu’il veut. Saint Bernard va plus loin que saint Augustin en affirmant que la première de ces trois libertés est l’image inamissible et indéformable de Dieu. L’absence des deux dernières chez l’homme marque, en revanche, la perte de sa ressemblance avec Dieu (Etienne Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, pp. 48-77). Au terme d’une évolution très nette et accomplie sans doute sous l’influence de ces deux Pères, Pascal affirme dans les Pensées que l’incroyant doit d’abord reconnaître les apories de la philosophie et le caractère infiniment avantageux de la foi dans le christianisme ; il doit ensuite étudier les preuves bibliques tout en pratiquant les rites de cette religion (L418-S680), et, enfin, ayant acquis une foi humaine dans la religion chrétienne, s’humilier devant Dieu dans l’espoir de se faire accorder le don d’une foi divine et salvatrice. En procédant ainsi, l’ancien incroyant coopère avec la grâce divine, qui accomplit, elle, toujours par pure miséricorde, un travail infini en inclinant le cœur du suppliant (L923-S755-LG514). Si l’action de ce dernier dans le travail du salut n’est pas un néant en soi, elle est bien un néant en comparaison de celle de Dieu. Voilà ce qui explique la fidélité constante de Pascal à la théologie augustinienne de la grâce.
Dans Pascal, H. Bouchilloux affirme que la théologie exposée dans les Ecrits sur la Grâce et les Provinciales est celle de saint Augustin et aussi celle des Pensées. C’est ainsi que l’ «apologie pascalienne ne sera pas une apologie du christianisme sans être une apologie de l’augustinisme » (p. 98). L’A. ajoute, de manière assez surprenante, que « Pascal ne doit pas être défini comme un apologiste de la religion chrétienne …. car il est impossible d’en convaincre ou d’en persuader celui que Dieu ne convertit pas » (p. 228 et aussi pp. 16, 96, 99, 100, 112, et 115). Donc, « l’apologétique pascalienne », comme l’Ecriture elle-même, « vise non à convaincre les lecteurs, mais à discriminer, parmi eux, les charnels … et les spirituels » (p. 17 et aussi p. 62, note 2 et p. 157). Il est difficile de comprendre comment une apologie dont les preuves ne procurent aucune conviction tant soit peu agissante pourrait servir à aider l’incroyant à « ôter les obstacles » et à « préparer la machine » (p. 228). Pascal lui-même précise, à propos de ceux qui sont d’ »honnêtes gens » : « … pour ceux qui y apportent une sincérité parfaite et un véritable désir de rencontrer la vérité, j’espère qu’ils auront satisfaction et qu’ils seront convaincus des preuves d’une religion si divine… » (L427-S681, voir aussi L821-S661). Quant à Jésus-Christ et l’Ecriture, s’ils ont voulu « échauffer, non instruire » (L298S329), ils ont néanmoins donné de nombreuses preuves des vérités qu’ils proclament (L402S21). Point n’est besoin, donc, d’une transformation radicale du cœur pour apprécier la force des preuves du christianisme et pour se convaincre humainement de la vérité de cette religion.
Voilà, pourtant, ce que nie l’A., en affirmant que si les preuves du christianisme peuvent apporter quelquefois une conviction intellectuelle par rapport à la vérité du christianisme, cette conviction, étant inutile pour le salut, ne constitue en aucune façon l’objectif poursuivi par Pascal (pp. 15, 112, 118). Ce sera plutôt, écrit-elle, en agissant sur la Machine par la coutume que « le libertin contrebalancera l’inclination de son cœur réfractaire à Dieu » (p. 117). Au contraire, selon Pascal, l’homme ne peut point régler son cœur (L100-S133). Ce n’est que le corps qu’il peut espérer dompter par la discipline d’une nouvelle coutume.
Le lecteur reste quelque peu perplexe devant les affirmations apparemment contradictoires de l’A. relatives à la raison. D’une part (p. 11, voir aussi pp. 14 et 15), « seule la raison est en mesure d’établir que Jésus-Christ est la raison de toutes choses….. » (à quoi il convient d’opposer le fragment L308-S339 : « O [que Jésus-Christ] est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse ! ») ; d’autre part (p. 68), « l’homme doit d’abord croire absolument les vérités divines et aimer absolument les choses saintes, excepter les unes et les autres de l’art de persuader, afin de croire légitimement les vérités humaines et d’aimer légitimement les choses profanes, qui ne peuvent être crues et aimées légitimement que par rapport à Dieu ». Cette seconde remarque va dans le sens de deux autres, à savoir (p. 60) qu’ »une vérité qui n’est connue que par le biais du raisonnement n’est pas fermement connue »et (pp. 80 et 118) qu’ »il n’est pas évident que l’art de persuader existe en dehors de la géométrie ». L’A. conclut cependant, de manière quelque peu surprenante (p. 229), que « seul l’abaissement d’un cœur contrit hausse paradoxalement la raison à son usage intégral, la sagesse ne se conquérant que dans la folie de la croix, ce qui fait en un sens de la pensée de Pascal un rationalisme intégral ».
Toute la difficulté de ces affirmations contraires se laisse résoudre assez facilement pour peu que l’on admette, comme Pascal lui-même, que l’incroyant peut parvenir, grâce aux preuves du christianisme, à une croyance tout humaine en cette religion, sans avoir reçu au préalable la grâce d’une transformation du cœur. C’est précisément en vertu de cette conviction que l’incroyant qui étudie l’Ecriture et qui pratique les rites du christianisme pourra s’humilier devant Dieu pour se faire accorder la grâce ultime d’une foi salvatrice.
L’A. fait des remarques tout aussi difficilement conciliables à propos de la philosophie. Cette dernière est tantôt (p. 102) d’une utilité toute négative et tantôt (p.110) d’une utilité positive. L’A. affirme aussi (p. 106) que « l’augustinisme est assurément le vrai christianisme, mais l’abandon de la philosophie par saint Augustin est contraire au vrai christianisme ». Cependant, dans l’étude précitée de Gilson, on lit (pp. 46-47) : « la philosophie est l’intelligence de la foi ».
L’A. affirme également (pp. 24, 37, 44, 47, 48, 60, et 151) que l’homme ne peut atteindre naturellement qu’une connaissance phénoménale et non essentielle des choses. Pourtant, Pascal écrit dans De l’Esprit Géométrique (Lafuma, l’Intégrale, pp. 350a et 351b) que l’affirmation selon laquelle le temps est par essence le mouvement d’une chose créée est « une proposition qu’il faut prouver, si ce n’est qu’elle soit très évidente d’elle-même » et que la géométrie « pénètre la nature » du mouvement, du nombre et de l’espace. Ces deux passages font comprendre que certaines propositions relatives à l’essence des choses sont effectivement démontrables. Enfin, le fragment L199-S230, qui nous apprend que « notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature », montre bien que, selon Pascal, notre connaissance de l’essence des choses n’est ni un infini ni un néant, mais une connaissance finie, intermédiaire entre ces deux extrêmes.
Il convient de signaler quelques autres erreurs de lecture et d’interprétation dans cet ouvrage. D’abord (p. 31), le troisième des arts énumérés par Pascal au premier paragraphe de l’Esprit Géométrique est celui de « discerner la vérité d’avec le faux », non pas « une fois qu’on l’a démontrée », mais plutôt « quand on l’examine ». Ensuite, il semble inexact de dire (p. 39) que l’intelligence de l’homme le maintient au sein de la nature, puisque « quand on est instruit on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur en toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité » (L199-S230). En outre, est-il légitime d’affirmer (p. 46) que la lumière naturelle et la clarté naturelle ne sont pas, pour Pascal, celles des principes de la raison, mais seulement celles de l’institution linguistique ? Contre cela, Pascal écrit ( De l’Esprit Géométrique , p. 350a) : « la nature nous a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette [des concepts indéfinissables] que celle que l’art nous acquiert par nos explications ». L’A. ajoute (p. 118) que Pascal rejette, au fragment L418-S680, la possibilité qu’on puisse connaître qu’il y a un Dieu sans savoir ce qu’il est. Au contraire, le propos de Pascal dans ce passage est de montrer qu’il n’y a aucune incohérence à affirmer qu’on peut connaître l’existence de Dieu (par la foi, ici-bas), sans connaître sa nature. Plus loin (p. 163), l’A affirme que selon L225-S258, toutes les opinions expriment secrètement la vérité. Au contraire, Pascal nous dit dans ce passage que la vérité ressemble extérieurement aux opinions communes parmi lesquelles elle se trouve, tout comme l’Eucharistie ressemble extérieurement au pain commun. Enfin, contre l’affirmation (p. 166) selon laquelle le peuple juif « se présente lui-même comme sorti d’une unique source, le père du genre humain », il faut préciser que le père unique que revendique ce peuple est Abraham, et non Adam.
Dans son ouvrage intitulé Der göttliche Autor. Apologie, Prophetie und Simulation in Texten Pascals (L’Auteur divin. Apologie, prophétie, et simulation dans les textes de Pascal), Michel Cuntz distingue (pp. 3, 4, 32, 51) deux mouvements de la critique, celui de l’herméneutique et celui de la déconstruction. Les partisans de la première tendance estiment qu’il est possible de mettre au jour un sens unificateur des textes de Pascal (comme ce dernier le pense lui-même à propos des textes de l’Ecriture). Ceux de la seconde tendance affirment, en revanche, que le caractère fragmentaire des textes pascaliens représente un refus constant de la cohérence discursive et du sens, d’où il s’ensuit que Pascal aurait jugé impossible de défendre les vérités humaines au moyen du langage humain. Il y a donc, d’une part (p. 3), l’idéal quasiment religieux d’un sens simple, clair, unificateur, et même proche, par sa concision, de la tautologie (L449-S690 : « Jésus-Christ est l’objet de tout et le centre où tout tend. Qui le connaît connaît la raison de toutes choses. ») et, d’autre part (p. 4), la constation d’incontestables apories et contradictions qui semblent réduire à néant toute possibilité de sens dans ces textes (L683-S562). De plus (pp. 32, 51, 52), les partisans de la première tendance acceptent une double autorité, celle de l’auteur qui affirme un sens et celle du lecteur qui présuppose l’existence de ce sens et qui le reconstruit. Les partisans de la seconde rejettent cette autorité, car ils y voient une violence qui déforme tout discours humain et qui empêche, en l’occurrence, de reconnaître le caractère irrémédiablement fragmentaire des Pensées.
L’A. lui-même prend parti pour la seconde tendance en affirmant (p. 31, n. 87) qu’il ne prétend en aucune façon accéder à l’intention de Pascal ou de son texte et que, même si Pascal a exprimé ses sentiments les plus profonds dans un passage, il sera impossible de les y reconnaître. Chose paradoxale, il est néanmoins possible de reconnaître (p. 45), à la lecture des Pensées, texte essentiellement discontinu et déconstructeur de tout sens, que Pascal renonce à conférer à cet ouvrage quelque autorité que ce soit. Quant au caractère prétendument apologétique des Pensées, l’A. met en doute (p. 2), puis rejette nettement (p. 20), l’hypothèse selon laquelle un auteur manifestement janséniste tel que Pascal (p. 98) aurait pu écrire une apologie, c’est-à-dire un ouvrage visant à convertir un incroyant.
L’A. affirme ensuite (p. 56) que son but n’est pas de montrer que le texte de Pascal est un pur anti-discours déconstructeur, mais d’esquisser une critique du discours pascalien. A cette fin, il pose (p. 57) les trois questions suivantes : Peut-on lire les Pensées comme une ébauche d’apologie ? Dans l’affirmative, quel pourrait être la finalité de ce projet ? Comment le sujet de l’énonciation, instance du discours de ce texte, peut-il bénéficier d’une autorité suffisante pour ce projet ? L’A. souligne, une fois de plus (pp. 99-102), qu’étant janséniste, Pascal ne peut pas prétendre convertir un incroyant. Il s’ensuit que les Pensées ne peuvent pas être une apologie au sens habituel du terme. Selon son sens étymologique, ce mot désigne une plaidoirie prononcée devant un tribunal (p. 74). Pascal aurait donc pu vouloir convaincre non un adversaire, mais un tribunal. Pourtant, si Dieu est le seul juge légitime de la vérité religieuse, qui, sauf Dieu, peut porter un jugement sur la vérité de Dieu ? De quel droit peut-on prétendre défendre une vérité dont Dieu seul est juge ? En outre, comme l’homme déchu est un abîme de péché sans la grâce de Dieu (p. 105), il faut que la grâce extirpe de son âme tout ce qui relève du moi et de l’humain pour rendre sa place légitime à Dieu, seul Vrai et Bien. L’amour ainsi instauré chez l’homme est un amour dont Dieu est à la fois sujet et objet, l’amour dont Dieu aime Dieu. A force de suivre jusqu’au bout des raisonnements fondés surtout sur les Ecrits sur la Grâce , le lecteur aboutira à la conclusion tautologique que, chez l’homme, c’est Dieu qui aime Dieu et que l’homme en tant que tel est exclu de l’Amour. La conversion que l’on prétendrait fondée sur la discipline de la coutume, c’est-à-dire la foi humaine, ne peut être qu’une perversion de l’authentique conversion et il ne saurait y avoir entre les deux une quelconque relation de cause à effet (p. 121). Personne, sauf Dieu, ne peut, selon Pascal, déclencher un mouvement actif vers Dieu (p. 123). Les signes de l’Ecriture sont comme des cartes à jouer, dont les deux côtés sont lisibles pour l’élu, mais dont un seul, le côté matériel, est déchiffrable pour l’incroyant (p. 126).
L’A. conclut (p. 211) qu’il n’importe point que ce soit Dieu qui dicte la vérité à l’homme, ou que l’homme se la dicte à lui-même, ou même que l’homme la dicte à Dieu. Voilà la thèse qui explique le titre de l’ouvrage : l’auteur des Pensées ne peut être, si l’on raisonne à partir des Ecrits sur la Grâce, que Dieu en Pascal. Voilà aussi le seul sens unificateur (et catastrophique pour la doctrine de l’élection par la grâce) auquel peut aboutir un lecteur herméneute des Pensées. Il ne lui reste que l’autre terme de l’alternative, à savoir une lecture déconstructrice de ce texte. De plus, selon la lecture herméneutique des Pensées (p. 239), cet ouvrage ne peut être une apologie qu’en ce sens qu’il vise, dans l’idéal, à inciter les ennemis de la vérité chrétienne non à se convertir, mais à se comporter extérieurement comme de vrais chrétiens. Comme personne n’est jamais assuré de son salut, il est impossible (p. 240) de distinguer entre une telle simulation de la foi et une foi authentique (d’où le sous-titre de l’ouvrage). Puisque la croyance authentique se définit par un code donné d’avance (prières, messes, etc.), elle peut être parfaitement simulée. On ne peut donc pas distinguer entre simulation (lettre morte) et authenticité (esprit vivifiant). L’esprit vivifiant ne se manifeste que comme la répétition des signifiants dans l’expulsion de l’homme pécheur par une grâce qui le réduit à l’état de machine à prier. Chose curieuse, les deux ouvrages d’Hélène Bouchilloux et de Michael Cuntz partent du même postulat, à savoir le jansénisme rigide et intransigeant de Pascal, pour aboutir à deux conclusions diamétralement opposées : si le premier affirme que l’apologie de Pascal doit servir à distinguer les élus et les réprouvés, le second déclare, en revanche, qu’elle doit servir plutôt à anéantir cette distinction.
Contre tout cela, il suffit de se reporter aux nombreux textes des Pensées où il est question de la part de bien et de grandeur qui subsiste en l’homme post-lapsaire. Il ne faut pas négliger la seconde règle de la morale chrétienne, qui commande à l’homme d’aimer son prochain, non comme Dieu, c’est-à-dire pardessus toutes choses, mais comme lui-même. L’homme doit s’aimer lui-même et aimer ses semblables dans la mesure où tous ont une capacité naturelle « de connaître la vérité et d’être heureux » (L119-S151). Grâce à cette capacité, l’homme peut parvenir à une foi humaine, image et non perversion de la divine, et parcourir une partie finie du chemin infini qui mène à Dieu. Il lui reste assez de capacité pour comprendre que les figures de la Bible renvoient à la charité, donc au Souverain Bien.
L’erreur commune aux deux ouvrages ici recensés consiste à interpréter les Pensées en se fondant exclusivement sur une lecture simpliste des Ecrits sur la Grâce, œuvre de néophyte elle-même réductrice.
(Cette recension a déjà paru dans les Romanische Forschungen, vol. 119, cah. 2, 2007, p. 218-223)