Pascal est redevenu enfin l’auteur des Provinciales. Non que la paternité lui en ait été déniée — encore qu’on ait tenté de minimiser sa part au sein d’une collaboration port-royaliste —, mais parce qu’au moins depuis le romantisme il était avant tout l’homme des Pensées. Il a fallu attendre pratiquement les années 1980 pour voir, hors production pamphlétaire, des livres consacrés aux Petites Lettres, et cette redécouverte a culminé lors du colloque international “ La campagne des Provinciales ” tenu en septembre 2007 pour commémorer leur trois cent cinquantième anniversaire. Les études récentes ont cependant porté surtout sur les aspects linguistiques, rhétoriques, littéraires de l’œuvre et, au plan doctrinal, sur l’éthique pascalienne dans son opposition au probabilisme jésuite — beaucoup moins sur la conception de la grâce, pourtant séminale dans la polémique des Provinciales et cardinale dans toute la controverse autour du jansénisme. Sylvio De Franceschi, jeune chercheur aux références déjà brillantes, a relevé ce dernier défi. Qu’il soit dès le principe félicité d’une audace devenue nécessaire.
L’objet de son enquête est au départ fort circonscrit. L’on sait que Montalte dans les deux premières lettres se moque des dominicains, qui donnent aux justes un “ pouvoir prochain ” d’accomplir les commandements divins “ par lequel pourtant ils n’agissent en effet jamais ” et une “ grâce suffisante ” qui ne suffit pas pour les leur faire observer. Or voici que dans la 18e lettre, Montalte se déclare “ parfaitement d’accord ” avec ces mêmes dominicains précédemment fustigés. Y a-t-il contradiction entre les premières et la dernière Provinciale ? La question, au vrai, est d’envergure, non seulement parce qu’elle constitue un thème récurrent de débat au sein de la critique des XIXe et XXe siècles, mais parce qu’à travers la position de Pascal à l’égard des dominicains se joue l’appréciation du rapport entre ce qu’on appelle ici par commodité le “ jansénisme ” et le thomisme, dont les frères prêcheurs sont les représentants patentés. L’étude de Sylvio De Franceschi va suivre ainsi un axe double, historique et doctrinal, qui l’amène à déborder largement le cadre de son trop modeste sous-titre.
Sur le plan historique, les assertions pascaliennes en effet ne sont pas simplement analysées au prisme de la critique moderne mais replacées dans la longue durée des prises de position jansénistes relatives aux thèses thomistes depuis l’Augustinus jusqu’au XVIIIe siècle inclus. Il en ressort que les Provinciales s’inscrivent dans une ligne argumentative continue, illustrée notamment par un Saint-Amour qui, deux ans avant la bulle Cum occasione, affirme déjà que les augustiniens ne combattent pas la grâce suffisante des thomistes, mais uniquement l’équivoque d’un adjectif “ captieux dont saint Augustin et saint Thomas ne se sont pas servis ”. Par là est battue en brèche l’idée, trop longuement entretenue, d’un revirement de Pascal entre les premières et la dernière Provinciale : il est clair d’un bout à l’autre que sa contestation ne porte pas sur les notions mêmes de pouvoir prochain et de grâce suffisante, mais sur le piège représenté par des termes (prochain, suffisant) qui n’ont pas le même sens dans le lexique technique de la théologie thomiste, où ils sont parfaitement recevables — Montalte ne dit-il pas d’ailleurs : “ Je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne ” ? —, et dans leur usage courant.
Au-delà de l’interprétation des Provinciales sur la grâce, que les analyses de Sylvio De Franceschi achèvent d’arracher à une ornière pluriséculaire, son ouvrage possède une portée conceptuelle considérable en ce qu’il nous installe au cœur de la question fondamentale de l’orthodoxie ou de l’hétérodoxie du prétendu jansénisme. Dès lors en effet que ses thèses sur la grâce apparaissent conciliables avec le thomisme, la cause est entendue — sinon sur le plan institutionnel, du moins sur celui de la conscience. Pouvoir s’arrimer au thomisme, c’est s’assurer un brevet d’orthodoxie, cette doctrine, à la différence de l’augustinisme (interprétable à divers sens comme l’avait montré la Réforme) et du molinisme (non condamné, mais malmené du moins au cours des Congrégations de auxiliis et réputé cousin du pélagianisme), étant seule au-dessus de tout soupçon. D’où les efforts permanents, dont ce livre retrace l’impressionnante constance, des jésuites et des jansénistes pour arracher aux dépens de l’autre camp l’alliance des dominicains. On est certes en présence d’une stratégie, mais qui n’emporte pas nécessairement exclusion de sincérité : Sylvio De Franceschi en arrive même à parler, à propos des jansénistes, d’“ intimes convictions thomistes ”. L’accord est patent entre les thomistes et eux sur les points fondamentaux de la prédestination gratuite et de la grâce efficace. Quant au pouvoir prochain et à la grâce suffisante, l’explicitation des termes fait apparaître la concordance des deux partis sur la puissance qu’ont les justes d’observer les commandements lors même qu’ils ne les observent pas et de ne les pas observer lors même qu’ils les observent, ce qui préserve la liberté. L’auteur ne tranche pas, mais son livre fait naître dans l’esprit du lecteur la question sans doute naïve : que demander de plus ? Si l’orthodoxie sur le sujet de la grâce loge dans l’affirmation simultanée de la toute-puissance divine et de la liberté humaine, jansénistes et thomistes se sauvent de conserve. Mais pourquoi, si telle est leur proximité, Arnauld n’a-t-il pas accepté un pur et simple ralliement au thomisme ? Ses textes, et bien d’autres, ont nettement posé que le jansénisme (comme il n’eût jamais dit) était compatible avec le thomisme sur tous les points de foi engagés dans l’interprétation des cinq Propositions, mais il n’a pas entendu pour autant que le premier fût soluble dans le second : quelle eût été, à ses yeux, cette Église dans laquelle il ne fût plus possible de tenir sur la grâce le discours du Docteur de la grâce ? La scolastique permet de s’expliquer dans une langue commune, mais oblige-t-elle de renoncer à sa langue, surtout si elle est celle des Pères ? Les jésuites ont tout fait de leur côté pour empêcher l’alliance entre leurs adversaires, et les dominicains, par conviction pour certains (il est des thomistes molinisants), par peur aussi de se compromettre et ressentiment de l’ironie des Provinciales, n’ont pas franchi le pas. À partir de là, un boulevard s’ouvrait aux molinistes : même si les doctrines de saint Augustin et de saint Thomas sur la grâce ont toujours été officiellement reconnues par le magistère, le molinisme, aussi peu fréquenté dans les subtilités de sa science moyenne que spontanément adopté par la masse de ceux qui ignorent jusqu’à son nom, l’a de fait emporté, comme plus accordé à la conception moderne d’un homme résolument autonome par rapport à son créateur et capable de rendre à son gré efficace ou inefficace une grâce octroyée à tous.
Cette dernière spéculation est permise sans doute à la liberté d’un préfacier, mais ce qu’elle a de solide en ses fondements revient entièrement à l’auteur. Sylvio De Franceschi joint à la compétence du chartiste, qui lui permet d’évoluer à l’aise dans une littérature massivement latine, l’érudition de l’historien qui reconstitue étape après étape l’entrelacement des démarches partisanes et, tout en scrutant les textes canoniques ailleurs plus souvent évoqués que lus (à commencer par l’Augustinus), en exhume quantité d’autres oubliés que leur obscurité ne rend pas moins éclairants. La mise en perspective chronologique, d’une ampleur et d’une précision inégalées, qu’il opère de l’enjeu thomiste et qui révèle du côté des “ Amis de saint Augustin ” une persévérance significative, ne le rend nullement insensible aux inflexions du débat, qu’elles soient ponctuelles comme l’ironie des premières Provinciales ou durables comme le glissement qui fait passer autour d’elles le P. Nicolaï du statut de “ nouveau thomiste ” à celui de moliniste travesti et en sens inverse les “ nouveaux thomistes ” à la dignité de vénérables disciples du Docteur Angélique. C’est le talent particulier de notre enquêteur que de faire saisir les conséquences d’un mot, d’une simple particule dans un énoncé théologique, de pointer dans les tractations feutrées et les polémiques ouvertes ce qu’elles recèlent de sous-entendus, de concessions tactiques ou d’échappatoires. Avec lui se démêle l’écheveau qu’on aurait cru inextricable des discussions scolastiques, se dévoile le sens de manœuvres compliquées où les ambiguïtés naissent à chaque pas, et le plaisir est double de pénétrer les arcanes de la grâce comme le secret des conciliabules : n’est-ce pas celui-là même que donnent les Provinciales, qui s’offrent etiam cum grano salis à rendre le lecteur en même temps que leur protagoniste “ grand théologien en peu de temps ” et politique déniaisé ? S’y ajoute la certitude que notre guide n’est pas juge et partie. Jamais il ne s’écarte d’une neutralité qui, même aujourd’hui, n’est point garantie dans l’examen d’un objet pourtant déclaré obsolète, si bien qu’il nous convainc à la fois que la question de la grâce n’est pas si inactuelle qu’on pourrait le penser et qu’il est possible d’en traiter sans épouser les vues d’un camp contre un autre. Enfin, aussi durable que la délectation victorieuse de l’aridité supposée de sa matière, l’assurance procurée par la lecture de Sylvio De Franceschi que le XVIIe siècle, s’il est assurément “ le siècle de saint Augustin ”, n’est pas moins celui de saint Thomas : c’est de quoi nous n’avons pas trop d’un demi-siècle pour tirer les conséquences, et lui rendre grâce.