Ce bel ouvrage a le très grand mérite de brosser, en deux tomes, un panorama chronologique et minutieux des péripéties de la vaste polémique des Provinciales.
Dans le premier tome, l’ « Avant-Propos » précise (7) que le but de l’auteur consiste à fournir « une présentation strictement chronologique » de cette querelle, mais en apportant, aux moments forts de la polémique, d’indispensables considérations thématiques (18). Selon la définition de Furetière, la polémique comporte un aspect négatif, à savoir le risque d’un excès d’ « aigreur », mais aussi un aspect positif, en ce sens qu’elle favorise le développement et la diffusion des idées (9, 10). Il s’agit, au fond, d’un « rapport dialogique public avec un adversaire » (17), rapport qui a pour principe l’entretien ou la conversation. Chez Pascal, surtout, la polémique, on le sait, est une « dynamique de la pensée » (16).
Ensuite, la partie centrale de l’ouvrage, et de loin la plus importante, s’intitule « La campagne des Provinciales ». Elle commence par des « Préambules », où l’auteur affirme la nécessité de placer ces lettres au cœur d’une polémique dont elles « ne constituaient qu’un moment » (25) et à laquelle elles doivent, dans une certaine mesure, leur cohérence (27). Cette nouvelle manière de voir les Provinciales amène à poser autrement la question des citations, en examinant non seulement leur source, mais surtout le texte adversaire tout récent auquel elles répondent (27). Dans cette lutte, Port-Royal s’active sur trois fronts. En premier lieu, il y a celui, théologique, de la grâce. Là, Port-Royal défend la doctrine augustinienne, dont l’Eglise commence à s’affranchir (33). Le front politique, ensuite, est celui du combat entre le gallicanisme parlementaire et l’ultramontanisme jésuite (35). Enfin, il y a une rivalité mondaine, les partisans de Port-Royal provenant de tous les milieux sociaux, littéraires, scientifiques et esthétiques (36, 37). Lorsque Pascal entre dans la lutte, le monastère, qui compte déjà d’éminents défenseurs, tels Antoine Arnauld, donne sa chance à un jeune écrivain qui, selon Nicole, « n’avait encore presque rien écrit » (43).
Les deux premiers volets de la partie centrale de l’ouvrage s’intitulent « La grâce en procès » et « La charge contre la morale des jésuites ». Le tout premier montre Léonard de Marandé, qui tente, pour répliquer aux quatre premières Provinciales, de « ruiner toute tentative de rapprochement de Port-Royal avec le thomisme » (135), en ramenant « la doctrine de saint Thomas à cinq points essentiels … anti-jansénistes » (136). Suit, immédi- atement après, la première riposte officielle, quoique pseudonyme, des jésuites, un « Eclaircissement », qui vise également à montrer que la théologie de la grâce de Jansénius contredit expressément celle de saint Thomas (146, n. 541). Le second volet évoque la « Première réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites », œuvre qui qualifie les jansénistes d’hérétiques (287) et les accuse de pratiquer le « renversement » (la diversion malhonnête), la concentration (des citations), le ravaudage (la remise en service de critiques déjà ré- futées), la calomnie, la raillerie et le sophisme (288, 289). Dans la foulée de cette réponse, une « Lettre écrite à une personne de condition sur le sujet de celles que les jansénistes publient contre les jésuites » met en doute les qualités de l’auteur des Provinciales , qui reconnaît n’être ni docteur ni théologien (293). Enfin, une autre « Lettre » chercherait abusivement à assimiler la doctrine de Port-Royal à celle du pasteur calviniste Du Moulin (334).
Le second tome commence par le troisième volet de la partie centrale de l’ouvrage. Intitulé « Seuls contre tous (les lettres adressées aux jésuites) », ce volet traite d’abord des six premières Impostures, qui reprochent aux Provinciales des falsifications dans leurs critiques des jésuites et leur mauvais usage de la raillerie (362, 363). Vient ensuite la onzième Provinciale, dans laquelle Pascal présente une théorie personnelle du rire pour défendre l’usage qu’il en fait contre les jésuites. Selon cette théorie, le rire provient d’une « disproportion surprenante » (383), telle celle qu’il y a entre les vérités chrétiennes et les erreurs (385). Le caractère méprisable de ces dernières mérite et appelle même un rire qui doit les viser exclusivement et cela, dans un souci bien chrétien du salut de leurs partisans. La « Réponse générale à l’auteur des lettres qui se publient contre la doctrine des jésuites », parue vers novembre 1656, évoque moins les controverses sur la grâce (522) que la nature de la casuistique. Cette science comporte des opinions probables ; elle peut accorder une probabilité à une opinion sur le témoigna- ge d’un docteur unique et elle admet qu’on suive une opinion moins probable qu’une opinion contraire (519). Si la maxime selon laquelle « il faut chercher le sûr et même encore le plus sûr » doit être recommandée « universellement », on ne saurait néanmoins l’imposer « absolument » (524, 525). Ainsi, la casuistique apporte un complément de prudence maternelle à la paternelle autorité de la loi (524). La quinzième Provinciale riposte que les jésuites s’autorisent du probabilisme non seulement pour justifier la calomnie, mais encore pour la pratiquer eux-mêmes (538).
Le quatrième et dernier volet de la partie centrale s’intitule « Les duels contre François Annat ». Il débute par « La bonne foi des jansénistes », où ce père invoque l’infaillibilité du pape contre l’Eglise des premiers temps à propos des cinq propositions condamnées et attribuées à l’Augustinus de Jansénius. Le confesseur du roi re- proche, en outre, aux Provinciales de commettre, dans leurs citations, les sept abus suivants : amputation, expan- sion, composition, attribution, omission, traduction, interprétation (574). L’auteur conclut (580) que ces divers re- proches « aux apparences philologiques ne concernent que des points de détail ». Enfin, les dix-septième et dix- huitième Provinciales (593, 619) répondent à l’accusation d’hérésie en distinguant entre le droit et le fait à pro- pos de la prétendue présence dans l’Augustinus des cinq propositions condamnées et en réaffirmant, à propos de la grâce efficace, l’entière adhésion de Port-Royal à l’enseignement de saint Augustin, Doctor Gratiae. Ce Père affirme (XVIIIe Provinciale) non seulement « l’infaillibilité de l’opération de Dieu », mais encore « la liberté naturelle de l’homme », dont « Dieu change le cœur … par une douceur céleste qu’il y répand ». Après cette longue partie centrale, l’auteur traite dans « Après les Provinciales » de « L’Affaire du Formulaire » et de la polémique « Autour de l’Apologie pour les casuistes ». A propos de ces deux affaires, l’auteur conclut (649) que si Pascal a abandonné les Provinciales, c’est pour passer « à un nouveau mode d’action … plus adéquat », notamment en collaborant à divers écrits, d’une part, sur la grâce à la suite de la bulle Ad sacram, d’autre part, sur la morale en réponse à l’Apologie.
La dernière partie de l’ouvrage s’intitule « Pour conclure : une vue d’ensemble sur la campagne des Provinciales ». Le corpus de cette campagne échappe à toute tentative pour en définir des limites nettes et définitives. Il peut englober en effet « d’autres ensembles de pamphlets… parfois directement inspirés des Provinciales » (753) ou des « reparties anonymes et directes » (755) ; il offre ainsi « un des meilleurs champs d’observation …de … la polémique du XVIIe siècle » (756). Sur le plan théologique, la polémique oppose, à propos de la grâce et du péché, des « impies » à un « hérétique » et, sur le plan politique, des « comploteurs » à un « impos- teur » (762, 760). Dans les deux derniers volets de cette conclusion, l’auteur aborde les problèmes posés par la citation et le rire dans les Provinciales. Pascal (773) « trahit-il les textes qu’il cite ? » Pour répondre à cette question, l’auteur souligne d’abord « la situation guerrière dans laquelle furent écrites les Petites Lettres » (773). « Il ne faut donc pas faire de l’angélisme », observe-t-il (773). Il reconnaît ensuite qu’on peut toujours trouver un endroit « où Pascal … détourne une citation », dont « le sens [se trouve ainsi] plus ou moins gauchi » (775). Pourtant, affirme- t-il (776), de manière générale, « l’acte même de citer est une trahison ». De plus, si, « chez les jésuites, on remarque une fidélité scolastique et juridique », « Pascal et Port-Royal contestent la citation dans sa forme érudite et copieuse », pour pratiquer un style conforme aux « codes de l’honnêteté » et au « naturel montaignien » (777). Dans ces conditions et au vu notamment des blessures infligées par les Provinciales à la Compagnie de Jésus (774) et par là, ajouteraient certains, à l’Eglise catholique tout entière, peut-on vraiment maintenir (778) que « les textes cités produisent face aux jésuites leur propre image » ? Le lecteur conclura peut-être que vouloir suivre les règles de l’honnêteté montaignienne et mondaine ne dispense pas, même dans un combat difficile, de respecter celles de l’honnêteté tout court. On doit féliciter l’auteur d’avoir offert aux pascaliens cette étude très riche, dont on peut recommander la lecture non seulement à tous les dix-septiémistes, mais encore à tous ceux qui s’intéressent à la polémique et à l’histoire des idées.