« Le vieux monarque a tout détruit. Tout. Le monastère. L’église. Les murs. Il a lancé les chiens du Songe sur le cimetière labouré. » (Marie-Françoise Vieuille)
Ce qui subsiste aujourd’hui en vallée de Chevreuse de ce haut lieu de spiritualité et de ce ferment de vie intellectuelle que fut Port-Royal, ce ne sont plus que quelques ruines éparses. Louis XIV a en effet ordonné que les corps des Solitaires soient exhumés, et que les bâtiments soient détruits jusqu’à leurs fondations.
De quels crimes inouïs s’étaient donc rendus coupables les jansénistes pour s’être attirés une vengeance aussi démesurée? De fautes impardonnables aux yeux d’un souverain absolu: les Solitaires avaient prétendu, loin du monde et du bruit, mener une vie retirée, sans se soumettre à une quelconque autorité ecclésiastique. Dans cette retraite, toute de vie ascétique et d’exigence morale, ils prétendaient simplement vivre ensemble afin de méditer sur la tristesse de la condition humaine et la fausseté des vertus des hommes, qui ne sont bien souvent qu’apparence. Ils affirmaient qu’on ne peut vivre sa foi sans Amour. Ils voulaient aussi développer une nouvelle pédagogie, moderne et en français, plus efficace que les méthodes sclérosées des collèges où l’on enseignait encore le latin… en latin.
Tout cela, le « roi-spectacle », pour reprendre l’expression d’Apostolidès, ne pouvait l’admettre: qu’on remette en cause la théâtralisation du pouvoir à Versailles et les fastes de la cour, qu’un groupe d’hommes échappe à son autorité et développe une pensée théologico-philosophique censurée par la Sorbonne, que, dira-t-on plus tard, les jansénistes revendiquent une forme de liberté de conscience, Louis XIV ne pouvait le supporter.
Aussi, en 1679, entreprit-il une persécution cruelle et obstinée qui culmina dans cette décision prise en 1710 de détruire le monastère après en avoir fait expulsé les dernières religieuses: tout fut livré à la pioche et au marteau, et l’on dispersa même les cendres des pieux Solitaires, pour tenter d’effacer jusqu’au souvenir de leur existence. Mais cette profanation des tombeaux innocents, qui soulève l’horreur et la révulsion, servit à coup sûr la cause de Port-Royal. Tertullien l’avait dit déjà: le sang des martyrs est semence de chrétiens, et la furie dévastatrice de ce monarque qualifié de « Grand » suscite jusqu’à nos jours la pitié pour ceux qui se dressèrent contre l’arbitraire d’un pouvoir aussi inique qu’absolu.
Les ruines furent célébrées très tôt, par Lesesne d’Etemare, dans des poèmes en prose intitulés Gémissements sur la destruction de Port-Royal. En 1809, l’abbé Grégoire rédigera un très beau texte intitulé Les ruines de Port-Royal. Et Sainte-Beuve à son tour, au terme de son Port-Royal, entreprend de décrire à son tour cet épisode, l’un des plus sombres de l’Histoire de France, dans une voix où l’on sent percer l’indignation et la révolte.
Chrétiens et laïcs, celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas, nombreux sont aujourd’hui encore ceux qui se rendent sur les ruines de Port-Royal pour méditer sur la fragilité des choses humaines, et sur le courage de ceux qui acceptèrent les poursuites, les persécutions et la mort, pour la défense de ce qu’ils pensaient être, dans le fond de leur âme, la Vérité.
La destruction de Port-Royal vue par Sainte-Beuve
«Qu’ on se rappelle ce qui s’ était passé depuis tant d’ années que nous étudions port-royal et que nous y habitons, la quantité de corps, d’ entrailles, de coeurs, que la piété des fidèles y avait envoyés reposer comme en une terre plus sainte. On a évalué à plus de trois mille les corps qui, déposés dans la suite des générations, durent être ainsi exhumés inhumainement. Pour quelques-uns que la religion des héritiers ou des amis vint revendiquer et choisir, combien de hasard et de pêle-mêle ! Qu’ attendre des hommes grossiers chargés de déterrer confusément les corps, et de les porter en tas dans des tombeeaux au cimetière voisin de saint-Lambert ? Il y avait bien un prêtre, M Le Doux, de Saint-Nicolas De Chardonnet, chargé par le cardinal de Noailles de veiller à ce que les choses se passassent convenablement ; mais que pouvait-il seul, souvent absent, et eût-il été présent, sur des hommes brutaux et qui s’ enhardissaient par l’ ivresse à leur dégoûtante besogne ?
Ainsi ce qui avait été la vallée sainte par excellence et la cité des tombeaux n’ offrit plus, durant ces mois de novembre et de décembre 1711, que la vue d’ un immense charnier livré à la pioche et aux quolibets des fossoyeurs.
[…]
mais je n’ ai plus trouvé qu’ un horrible mélange
d’ os et de chair meurtris et traînés dans la fange,
des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
[…]
Cette fin du songe d’ Athalie se vérifia à la lettre. Des chasseurs, qui traversèrent alors le vallon, ont raconté qu’ ils furent obligés d’ écarter avec le bout de leurs fusils des chiens acharnés à des lambeaux. Comment s’ étonner, après cela, que la réaction morale causée par ces horreurs suscite des fanatiques, et que le gémissement d’ abord, le sanglot, puis la convulsion saisisse ceux qui sont trop violemment indignés ! Grâce à une incurie sans nom succédant à de longues suggestions iniques, il y eut sous Louis XIV, à deux pas de Versailles, des actes qui rappellent ceux de 1793. On le lui rendit trop bien à ce superbe monarque, et à toute sa race, le jour de la violation des tombes royales à Saint-Denis ! Dernier trait de profanation : plusieurs des tombes des religieuses, qui étaient des losanges fort larges de marbre noir ou de pierre de liais, furent trouvées dans des cabarets et des auberges, à quelques lieues aux environs, y servant de pavés ou même de tables à boire dans la cour. Des passants scandalisés en rachetèrent quelques-unes.»
C.-A. de Sainte-Beuve, Port-Royal, dernière partie.