Après trois mois de réflexion, un jeune avocat annonce dans une lettre à son père sa décision d’abandonner le barreau : cette pensée lui est venue, dit-il, de « Celui qui seul est maître de nos volontés, et qui les change quand bon lui semble. Je quitte le monde parce qu’il le veut, comme vous-même le quitteriez et votre religion encore, s’il le voulait ; et, sans que j’aie eu de révélations particulières ou de visions extraordinaires, je suis seulement la voix qui m’appelle dans l’Évangile à faire pénitence de mes péchés ».
L’auteur de cette lettre est Antoine Le Maistre. Sa situation personnelle, comme celle de sa famille, est peu ordinaire : Antoine n’a pas encore trente ans lorsqu’il renonce à un avenir déjà prometteur. Isaac, son père, de religion réformée, vit, depuis plusieurs années, séparé de sa femme, Catherine Arnauld, qui s’occupe de leurs cinq fils : un mois après la mort d’Isaac, survenue le 11 septembre 1640, elle prendra l’habit de moniale à Port-Royal, où elle rejoint ses sœurs : Angélique, Agnès, Marie de Sainte-Claire et Madeleine de Sainte-Catherine.
Le 10 janvier 1638, Antoine et Simon Le Maistre s’installent à Port-Royal de Paris, « en un corps d’hôtel qui est sur la rue », et sont bientôt suivis de leurs cinq frères, Louis-Isaac, Jean et Charles : ils y attendent que soit achevé le logis que leur mère fait bâtir dans la cour du monastère. Antoine s’est mis sous la direction de l’abbé de Saint-Cyran, à qui il écrit le 24 octobre 1637: « vous ne sauriez croire combien l’exemple de mon frère Sacy me sert. Nous allons tous les jours ensemble dans le cloître des Chartreux, pour aller prendre l’air, lui et moi. Nous lisons notre leçon de grammaire hébraïque, où nous n’avançons quasi point, n’y mettant qu’une demi-heure, comme vous l’avez ordonné ». Selon les volontés de leur directeur spirituel, les frères Le Maistre accueillent plusieurs enfants dans leur maison afin de les former et de les éduquer d’après les principes saint-cyraniens ; mais ils ne partagent que peu de temps cette vie de Solitaires et de pédagogues : l’arrestation de l’abbé de Saint-Cyran y met un terme provisoire le 14 mai 1638.
Antoine Le Maistre, qui fut ainsi le premier des Solitaires, va se fixer pour toujours en août 1639 à Port-Royal des Champs, où il mènera une vie cachée et austère. Il continue à s’occuper de certains enfants : Jean Racine entretienda avec lui des relations d’affection particulière. Il consacre beaucoup de temps à écrire des vies de saints et à faire des traductions ; il travaille avec les Solitaires et correspond avec les religieuses. Il meurt après quelques jours de maladie le 4 novembre 1658 : son ancien élève Pierre Thomas du Fossé raconte, dans une longue lettre, les dernières heures de sa vie et sa mort à l’abbaye des Champs.
Source: Jean Lesaulnier, « Petite galerie… », Chroniques de Port-Royal, numéro spécial, 1991, « Port-Royal de Paris ».