Il n’est pas prouvé que Jean de La Fontaine ait fréquenté l’abbaye de Port-Royal de Paris, ni celle des Champs, mais rien ne s’y oppose. Il est sûr en tout cas que, depuis son passage à l’Oratoire en 1641-1642, il avait noué de solides liens d’amitié avec d’éminentes personnalités port-royalistes, comme Robert Arnaud d’Andilly, poète comme lui. C’est ce réseau d’amitié qui explique qu’on lui demanda, en 1671, d’apposer son nom prestigieux à une anthologie de poèmes réunis par les Solitaires dans le cadre de leurs publications pédagogiques, le Recueil de poésies chrétiennes et diverses.
Les Messieurs, pour austères qu’ils fussent, n’étaient en effet pas hostiles à la poésie. Presque tous poètes à leurs heures, ils n’ont jamais renié leurs innocents passe-temps. Beaucoup de leurs vers furent publiés en 1671 dans un volumineux Recueil de poésies chrétiennes et diverses, paru en trois volumes in-12 chez un éditeur fidèle à Port-Royal, Pierre Le Petit, et sous le nom de Jean de La Fontaine. Au début de ces dix années heureuses qui constituent, pour reprendre la formule de Sainte-Beuve, le « doux automne » de Port-Royal, les Messieurs décidèrent en effet de patronner un florilège de vers français destiné à prendre place parmi leurs ouvrages pédagogiques. Il s’agissait pour eux de « mettre entre les mains des jeunes gens des vers qu’ils puissent lire sans blesser leur conscience, ni corrompre leur esprit ».
Comment expliquer que le célèbre fabuliste, plus habitué du jardin d’Épicure que des pieuses thébaïdes, fût associé à cette entreprise de poésie dévote? Sa présence n’est pourtant pas aussi surprenante qu’on pourrait l’imaginer. Depuis son passage à l’Oratoire, où le Père Desmares fut son directeur, La Fontaine était resté en contact avec les milieux augustiniens. Il fréquenta aussi, dès les années 1660, l’hôtel de Nevers, bastion port-royaliste où il put rencontrer des amis du monastère. Ces relations expliquent qu’en 1665, l’année même de la publication du premier volume de Contes, Louis Giry ait pu lui demander de traduire les passages en vers de la Cité de Dieu , pour l’édition qu’il préparait alors; vers la même époque, La Fontaine composa une Ballade sur Escobar et des Stances sur le même, Provinciales versifiées où son talent de conteur un peu leste est merveilleusement mis au service de la polémique anti-jésuite . En 1673, l’année qui précéda le plus brûlant de ses recueils de contes, il écrivit le Poème de la captivité de saint Malc, éloge de la chasteté inspiré d’une lettre de saint Jérôme que Robert Arnauld d’Andilly avait traduite dans ses Vies des Pères du Désert. À partir de 1674, date à laquelle moururent les Liancourt, La Fontaine entra sous la protection de Mme de La Sablière et s’éloigna de Port-Royal. Au soir de sa vie, il rendra néanmoins un hommage ultime et allusif au saint désert de ces Messieurs dans sa dernière fable, « Le Juge arbitre, le Solitaire et l’Hospitalier ». On a conservé également une lettre du fabuliste à Maucroix dans laquelle il demande à son ami de comparer la traduction des Hymnes de Sacy à la sienne ; ces poèmes, s’ils ont existé, ne nous sont pas parvenus, excepté une paraphrase du Dies irae prononcée à l’Académie française en 1693, assez différente de celle du port-royaliste.
C’est surtout en tant que collaborateur du Recueil de poésies chrétiennes et diverses que les liens de La Fontaine avec Port-Royal apparaissent le plus clairement, encore que bien des points restent obscurs et que, malgré les travaux de Ferdinand Gohin, Pierre Clarac, et plus récemment Jean Lesaulnier, l’histoire tourmentée de cette imposante anthologie – plus de cinq cents poèmes – reste encore en partie mystérieuse. On ne sait pas qui est à l’origine du projet, et l’identité même des éditeurs est incertaine. Le privilège, pris dès le 20 janvier 1669, mentionne le nom de Lucile Hélie de Brèves, anagramme de Louis-Henri Loménie, comte de Brienne, personnage complexe : secrétaire d’État, condamné pour tricherie au jeu en 1662, entré à l’Oratoire en 1664, il devint ensuite zélé port-royaliste, au point de se rendre en « pèlerinage » à Alet pour rencontrer Pavillon. Eut-il lui-même l’idée du Recueil ou les Messieurs le chargèrent-ils du projet? Dans ses Mémoires, il déclare que la duchesse de Longueville, sa marraine, est la véritable instigatrice de l’ouvrage. Il souligne également l’importance prise par les Solitaires dans l’entreprise; mais il faut considérer ce témoignage avec méfiance, bien qu’il constitue notre source principale pour la genèse de l’anthologie, car les Mémoires ne furent rédigés que bien après les faits, à une époque où Brienne, à demi-fou, avait rompu depuis longtemps toutes ses attaches port-royalistes : atteint de maladie mentale, il fut en effet interné de longues années à Saint-Lazare. La maturation du florilège fut lente: l’achevé d’imprimer date du 20 décembre 1670 et les volumes ne furent diffusés que le mois suivant . Ces délais, qui trahissent les difficultés rencontrées dans la réalisation du livre, s’expliquent par les désordres de la vie de Brienne : en raison de l’aggravation de ses troubles mentaux, les supérieurs de l’Oratoire tâchèrent de se séparer de ce confrère encombrant ; après de nombreuses tergiversations, il finit par quitter l’Institution au printemps 1670. Ses ennuis ne s’arrêtèrent pas là : son frère cadet Charles-François, l’anti-janséniste évêque de Coutances, voulut le faire interdire à la fois pour sa folie et ses liens avec Port-Royal. Traqué par la police, il s’enfuit, laissant en chantier un Recueil encore inachevé. D’après ses papiers et une note du Recueil de choses diverses, ce sont Arnauld d’Andilly et Gomberville qui le terminèrent. Sans doute plusieurs autres amis de Port-Royal ont-ils joué un rôle dans l’élaboration du recueil, en particulier Pierre Nicole, à qui l’on doit l’importante préface. Mais le plus illustre des collaborateurs fut sans nul doute Jean de La Fontaine, dont le nom est inscrit sur la tranche de chacun des volumes. D’après Brienne, c’est à la demande d’Arnauld d’Andilly et à la sienne que le fabuliste fut chargé de rédiger une dédicace pour présenter l’ouvrage au prince de Conti, de la part des Solitaires :
De ce nouveau recueil je t’offre l’abondance,
Non point par vanité, mais par obéissance:
Ceux qui par leur travail l’ont mis en cet état
Te le pouvaient offrir en termes pleins d’éclat;
Mais, craignant de sortir de cette paix profonde
Qu’ils goûtent en secret loin du bruit et du monde,
Ils m’engagent pour eux à le produire au jour,
Et me laissent le soin de t’en faire leur cour.
L’identité du donataire n’est pas indifférente : fils de l’auteur du Traité des spectacles, neveu de la duchesse de Longueville, le jeune prince est issu d’une famille notoirement port-royaliste. Outre cette dédicace, on trouve encore plusieurs pièces de La Fontaine dans le Recueil: dans le premier tome, une paraphrase du psaume 17 , et, dans le troisième, l’ « Élégie pour M. Fouquet », une « Ode au roi sur le même sujet », des fragments des « Amours de Psyché et Cupidon », et seize fables tirées des livres de 1668.
Si la participation de La Fontaine à un florilège port-royaliste n’est donc pas aussi saugrenue qu’on aurait pu l’imaginer, il n’en reste pas moins curieux que les Solitaires aient demandé à cet épicurien de mettre sa signature sur un ouvrage pieux. Les éditeurs, qui comptaient sans doute sur la réputation déjà bien établie du fabuliste pour assurer la publicité du Recueil, ignoraient probablement certaines teintes de la palette lafontainienne. Il est difficile de mesurer la place réelle prise par La Fontaine dans le choix des pièces, mais la présence dans les volumes de plusieurs de ses amis, comme Pellisson et Maucroix, laisse à penser qu’il ne se borna pas à prêter son nom à l’entreprise.
Sources: Jean Lesaulnier, « Jean de La Fontaine », Chroniques de Port-Royal, 1991, et Tony Gheeraert, Le Chant de la grâce, Port-Royal et la poésie, Champion, 2003.