L’Augustinus avait fait l’objet, en mai 1643, d’un jugement pontifical qui ne devait satisfaire personne : la bulle In Eminenti, évasive, condamnait effectivement Jansénius, mais comme en passant, parmi divers rappels disciplinaires, et en se gardant d’énumérer aucune thèse hérétique tirée du livre. Si les amis de Jansénius et d’Augustin étaient fâchés de la prise de position du pape, les molinistes étaient presque aussi mécontents et n’auront de cesse d’obtenir une condamnation formelle du gros in-folio.
En 1649, le syndic de Sorbonne Nicolas Cornet mit en discussion plusieurs thèses, rédigées par l’évêque de Vabres Isaac Habert, jadis proche de Richelieu. Elles n’étaient pas directement tirées de l’Augustinus, mais portaient sur l’articulation de la grâce et de la liberté, et visaient, sans le dire ouvertement, Jansénius, et à travers lui Augustin. Tonnerre à la faculté, où la querelle s’anime entre augustiniens et molinistes. Après quatre longues années de débats, le pape Innocent X tranche : il condamne formellement cinq thèses considérées comme scandaleuses, impies, fausses, blasphématoires ou hérétiques.
1. « Certains préceptes de Dieu sont impossibles à observer parce qu’il y manque la grâce qui les rendrait possibles ».
Le problème de la vertu des justes, et de la nature de leur obéissance aux commandements divins, est central dans la théologie augustinienne : toute la question consiste à savoir si les justes sont tels par leur propre mérite, du fait d’une bonne disposition de la volonté antérieure à l’action de la grâce, ou si leur vertu procède tout entière de l’action bienveillante de Dieu. Les « jansénistes » sont des tenants de la deuxième hypothèse, et considèrent que l’obéissance, même imparfaite, aux ordres de Dieu, ne peut être imputée à l’homme, mais est d’abord le résultat de la grâce. Saint-Cyran aime par exemple à prendre la métaphore de l’arbre et de ses fruits pour s’en expliquer : l’arbre (l’être humain) ne peut produire de fruits (les bonnes œuvres, les actions justes) que si la sève coule des racines aux rameaux (que si Dieu infuse en lui, préalablement, sa grâce). Toutefois, la thèse censurée ne rend pas justice à la pensée d’Augustin, qui précise que la liberté humaine coopère mystérieusement avec la grâce. Formulée avec un tel radicalisme, la thèse se rapproche plutôt de la position calviniste, et se trouve à ce titre condamnable, et condamnée.
2. « Dans l’état de la nature déchue, on ne résiste jamais à la grâce intérieure ».
L’état de nature déchue, c’est celui dans lequel sont tous les fils d’Adam. C’est donc celui de tous les hommes. C’est encore l’articulation de la grâce et de la liberté qui se trouve ici posée : l’homme est-il libre de refuser la grâce ?
- Pour les molinistes, la « grâce suffisante », que tous les hommes reçoivent, n’est pas puissante au point d’être irrésistible : on peut donc refuser l’offre de Dieu et, malgré l’influence de cette grâce « suffisante », nous restons libres de faire le mal librement. Il faut la coopération de l’homme pour que celui-ci reçoive, par surcroît, la grâce efficace qui lui permettra de mener à bien son action juste.
- Pour les augustiniens au contraire, il n’y a pas de grâce suffisante accordée à tous. De sorte que nous ne pouvons en aucun cas choisir le bien, sans une première grâce, la grâce prévenante, qui nous oriente vers Dieu. Nous sommes si ensorcelés par le mal que nous ne pouvons quitter les vénéneux plaisirs du monde que si nous sommes séduits par un plaisir plus grand – celui de la grâce divine. « Nous ne quittons les plaisirs que pour d’autres plus grands », déclare Pascal. Aussi, lorsque la grâce nous touche, bien que pouvant théoriquement y résister, nous nous précipitons pour la suivre, en raison de la délectation supérieure qu’elle nous propose. En droit, pour les « jansénistes », on peut résister à la grâce, mais de fait, entraînés par sa force invincible, on n’y résiste donc jamais.
3. « Pour mériter et démériter dans l’état de la nature déchue, il n’est pas nécessaire qu’il y ait dans l’homme une liberté qui soit exempte de nécessité. Il suffit qu’elle soit exempte de contrainte. »
Proposition complexe que la troisième thèse censurée. La distinction de la nécessité et de la contrainte paraît assez contournée. Par « contrainte », il faut entendre soumission à une autorité physique ou morale qui prive de fait de l’usage de la liberté. La liberté sous contrainte est une liberté annihilée.
La « nécessité » renvoie à quelque chose de plus subtil : selon les augustiniens, la volonté des enfants d’Adam est nécessairement déterminée, soit à faire le mal (s’ils n’ont pas la grâce), soit à faire le bien (s’ils ont reçu la grâce). Pour eux, il y a donc toujours une nécessité qui préside à l’action humaine, et cette nécessité n’est pas contradictoire avec la liberté, dans la mesure où, toujours selon qu’on a ou non la grâce, c’est librement et avec plaisir (bien que nécessairement) qu’on se précipite soit vers le mal, soit vers le bien.
4. « Les demi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante, pour chaque action, même pour le commencement de la foi: et ils étaient hérétiques en ce qu’ils voulaient que cette grâce fût telle, que la volonté des hommes lui pût résister ou obéir. »
La formulation peut dérouter. Il n’en reste pas moins que, des cinq propositions condamnées, c’est celle-ci dont l’enjeu est le plus capital.
Les semi-pélagiens étaient une secte hérétique qui poursuivait l’œuvre de Pélage, mais en tentant de la concilier avec la théologie orthodoxe. Ses chefs de file (comme Jean Cassien [vers 360 – vers 435], professaient une théologie humaniste, comme l’était celle de Pélage [vers 350 – vers 420], mais, alors que ce dernier enseignait que l’homme était bon par nature, niant ainsi le péché originel, les semi-pélagiens optent pour une solution plus mesurée et tendant au compromis : ils expliquent que l’être humain, par ses propres forces, est en mesure de choisir la voie du salut, Dieu couronnant cet effort en accordant sa grâce, et permettant ainsi au commençant de s’affermir dans la voie du bien. Ils distinguent ainsi deux étapes dans le chemin de la foi : une première étape qui apparaît comme une initiative humaine, et une seconde étape qui est du ressort de Dieu. Ce semi-pélagianisme avait été condamné par l’Église (concile d’Orange, 530), qui refusait de distinguer deux phases séparées, l’une humaine et l’autre divine, dans l’opération de Rédemption.
Or, les jansénistes considéraient (sans doute avec raison) que la doctrine moliniste, qui devait par la suite devenir la doctrine officielle de l’Église catholique, reprenait, sans l’avouer, cette ancienne hérésie condamnée : les jésuites insistent en effet sur la coopération libre de l’homme dans l’œuvre de la grâce, et par conséquent sur l’importance des mérites proprement humains pour l’obtention du salut.
La proposition papale tend donc à condamner les jansénistes qui assimilent le molinisme à l’hérésie semipélagienne. La censure considère comme hérétique la possibilité pour l’homme de choisir entre le bien et le mal. Mais cette thèse est pleine de sous-entendus : on peut en effet en déduire qu’elle soutient, sans le dire, le contraire de la proposition condamnée, et tient pour orthodoxe l’idée qu’une résistance à la grâce de Dieu est possible. La proposition emporte donc implicitement l’augustinisme tout entier.
5. « C’est une erreur semi-pélagienne de dire que Jésus-Christ soit mort ou qu’il ait répandu son sang pour tous les hommes sans en exempter un seul. »
Là aussi, formulation ambiguë, qui porte en apparence sur la définition d’une hérésie condamnée au VIe siècle, alors que c’est bien, ici encore, de l’orthodoxie du molinisme qu’il s’agit.
En apparence, une simple lecture de l’Évangile devrait lever toute difficulté : Christus pro omnibus mortuus est (2 Cor. 5). Mais qu’est-ce à dire ? Qu’il est mort pour tous les hommes sans exception (auquel cas, pourquoi y a-t-il des damnés ?) ou pour tous les hommes qui sont effectivement sauvés ? Les augustiniens tiennent pour la seconde hypothèse : la mort du Christ donne aux seuls prédestinés la grâce efficace susceptible de rompre le sortilège du péché. Comme pour la proposition précédente, on peut déduire, en creux, l’opinion implicite de l’Église, qui considère que, puisque ce n’est pas une erreur semi-pélagienne, il est donc orthodoxe de considérer que Jésus soit mort pour tous les hommes sans en excepter un seul ; ce qui signifie que, dans cette perspective, chaque être humain bénéficie de la grâce de Jésus, et donc de la possibilité de croire (même s’il ne croit pas effectivement).
La bulle créa une vive émotion chez les partisans de Jansénius, qui crurent d’abord avoir perdu la partie, tandis que leurs adversaires triomphaient bruyamment. C’est alors qu’Antoine Arnauld, dans la Seconde Lettre à un duc et pair, établit la distinction fameuse entre le droit et le fait : il convenait que les propositions étaient bien hérétiques, mais qu’elles ne peuvent être imputées à Jansénius. Effectivement, pour préserver Augustin tout en condamnant Jansénius, Innocent X avait maintenu le flou et s’était gardé de pointer des phrases tirées du livre de l’évêque d’Ypres. Son successeur, Alexandre VII, attribua explicitement les 5 thèses comme résumant le sens de Jansénius (bulle Ad Sacram, 1656), et rédigea un Formulaire que le pouvoir royal de France, à partir de 1661 et pour réduire la dissidence janséniste, demanda à tous les membres du clergé de ratifier. Bien des religieuses illettrées furent forcées d’apposer un semblant de paraphe confirmant qu’elles condamnaient « de bouche et de cœur », ces thèses dont l’interprétation ardue relève pourtant de la compétence de théologiens confirmés…
Texte du Formulaire d’Alexandre VII
« Je me soumets sincèrement à la Constitution du pape Innocent X du 31 mai 1653, selon son véritable sens, qui a été déterminé par la Constitution de notre Saint-Père le pape Alexandre VII du 16 octobre 1656. Je reconnais que je suis obligé en conscience d’obéir à ces Constitutions, et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des Cinq propositions de Cornelius Jansenius contenues dans son livre intitulé Augustinus, que ces deux papes et les évêques ont condamnée ; laquelle doctrine n’est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée, contre le vrai sens de ce saint docteur. »
Les partisans de Port-Royal ne désarmèrent pas : ils arguèrent que le Pape, malgré son autorité, ne peut contraindre personne à voir dans un texte ce qui ne s’y trouve pas. Après avoir opté pour des solutions de conciliation, Arnauld se refusa obstinément à signer, et entraîna l’ensemble du parti dans le refus, au moment où la nouvelle abbesse de Port-Royal, sa nièce Angélique Arnauld d’Andilly, choisissait elle aussi la voie de l’intransigeance. Le pouvoir royal n’allait pas tolérer ces tentatives de résistance à son autorité.