Un courtisan anachorète
Robert Arnauld d’Andilly est une figure éminente de la première génération de Port-Royal. Né en 1589, premier enfant de l’avocat Antoine Arnauld et de Catherine Marion, à vingt ans déjà, il est à l’abbaye des Champs pour la fameuse « Journée du Guichet », où la jeune Angélique refusa à son frère de pénétrer dans la clôture.
Il entama une brillante carrière politique: conseiller d’État en 1618, premier commis du surintendant Schomberg l’année suivante, surintendant des finances de 1617 à 1623, il participe à la vie de cour, mais il fut aussi « ami intime » de Saint-Cyran qu’il visitait quotidiennement dans sa prison et dont il édita la correspondance après sa mort. C’est lui qui mit en relation l’abbé de Saint-Cyran et sa soeur Angélique, dont il devient le conseil et l’agent: il favorise ainsi l’installation des religieuses au faubourg Saint-Jacques; en 1626, à la suite d’une cabale, Gaston d’Orléans le fit renvoyer de sa Maison au moment où il allait devenir secrétaire d’État; il se retira alors à Andilly et à Pomponne sans paraître trop souffrir de sa disgrâce. Il rentra en faveur en 1634, lorsque Richelieu le nomma intendant de l’armée du Rhin. Il brille dans la société des années 1630, passant alors pour l’oracle de l’hôtel de Liancourt, jusqu’à la mort de sa jeune femme, Catherine de la Boderie, le 23 août 1637: « nulles paroles ne peuvent exprimer ma douleur, écrit M. d’Andilly; je ne sais ce que je serais devenu si Dieu ne m’avait préparé la consolation d’un ami tel que M. de Saint-Cyran ». La mère Angélique et Port-Royal de Paris l’assistent aussi de leur affection et de leurs prières.
Dix enfants sont encore à la charge de M. d’Andilly. Les aînés sont placés l’un près de Turenne, un autre près de Richelieu; les plus jeunes vont à Port-Royal: la future Angélique de Saint-Jean y est déjà depuis 1630 et y prend l’habit de religieuse en 1641, tandis que le cadet, Jules Arnauld de Villeneuve, sera élève aux Petites Écoles dès 1641.
Peu à peu, Robert Arnauld prit ses distances à l’égard des fastes de la cour; il s’en éloigna progressivement à partir de 1643, jusqu’à se retirer, en 1645-1646, dans ses terres de Pomponne mais aussi, et surtout, à Port-Royal des Champs, où il partagea son temps entre ses fonctions de jardinier (ayant pris pour plaisanter le titre d’intendant des jardins, il aménagea le site qu’il dota de pièces d’eau et de vergers) et les travaux intellectuels, en particulier des traductions, parmi lesquelles les oeuvres de sainte Thérèse, les Confessions de saint Augustin et les Vies des Pères du Désert.
Du fond de sa retraite, il n’abandonna pas toutefois tout lien avec le dehors: il fut à la fois du monde et de Port-Royal, ou, pour reprendre le mot de Cécile Gazier, courtisan et anachorète. En particulier, il ne cessa de mettre ses relations et ses qualités d’honnête homme au service de l’abbaye toujours menacée.
En 1667, presque octogénaire, il rédige ses Mémoires de sa plume toujours « abondante et aisée ». Retiré à Pomponne sur ordre royal, il passa néanmoins dans sa chère maison des Champs les quinze derniers mois de sa vie. Il mourut le 21 septembre 1674.
D’Andilly poète
Les talents de poète d’Arnauld d’Andilly auraient pu lui ouvrir les portes de l’Académie naissante, mais il refusa par deux fois les offres de Richelieu.
En 1628, il composa des Stances pour Jésus-Christ qui relatent la vie de Jésus jusqu’à sa Passion sur la croix. Six ans plus tard, l’expiration du privilège fut l’occasion d’une refonte du livre: revues et augmentées, les Stances devinrent le Poème sur la Vie de Jésus-Christ en cent-neuf dizains d’alexandrins, grande fresque de la Chute, de l’Incarnation et de la Rédemption, qui prolonge l’ouvrage précédent jusqu’à la Pentecôte et laisse présager la victoire future de l’Église de Rome. En 1642, à l’instigation ou du moins avec le soutien de Saint-Cyran , l’aîné des Arnauld publia encore des Stances sur diverses vérités chrétiennes, deux-cent trente-trois dizains d’alexandrins illustrant chacun un titre en forme de maxime. Ces stances sont le fait d’un poète moraliste exerçant sa verve contre les abus du temps et prêchant la rigueur des mœurs dans un esprit proche de celui de la Fréquente Communion. Véritable direction spirituelle en vers, les stances sont fortement marquées par l’empreinte de Saint-Cyran; elles mettent l’accent sur la nécessité de la pénitence, l’importance de la grâce et la notion de prédestination. Le poète joint à cet ouvrage une « Ode sur la solitude » où cet amoureux de la campagne chante, en dix dizains hétérométriques, les saintes joies de la vie champêtre et la beauté des créatures.
Les Stances sur diverses vérités chrétiennes rencontrèrent d’emblée la faveur du public, comme le montrent les trois éditions qui virent le jour l’année même de leur publication. Cette fortune rapide a engagé l’auteur à réunir en 1644 l’ensemble de ses vers dans un in-quarto intitulé Œuvres chrétiennes, comportant le Poème, les Stances de 1642 (augmentées de 25 strophes inédites ), l’ « Ode sur la solitude » et un « Poème sur la délivrance de la terre sainte » – neuf dizains d’alexandrins pour prêcher la croisade; ce volume reproduit aussi un manifeste poétique en vers intitulé « Élégie à M. d’Andilly » et composé par Antoine Godeau, alors évêque de Grasse. L’ouvrage remporta lui aussi un vif succès, comme en témoignent les nombreuses réimpressions, la plupart au format in-12°, dont il a fait l’objet: six éditions paraissent en 1644, la neuvième est publiée en 1659, la douzième en 1669, la quatorzième enfin en 1685; on trouve encore, en 1711, un volume de morceaux choisis de notre poète.
Les Œuvres chrétiennes seront reproduites dans le premier tome des Œuvres diverses publiées par Pierre Le Petit peu après la mort de son ami poète . D’autres poèmes, pour la plupart des sonnets de circonstance, furent publiés dans ses Lettres ou reproduits dans le Recueil de poésies chrétiennes et diverses . Les dizains d’Arnauld d’Andilly ont également connu des traductions latines qui attestent la faveur dans laquelle on les tenait vers le milieu du siècle: ils ont été transposés dans cette langue par l’archidiacre d’Arles Gaspard de Varadier , par Jean Montaigu , et surtout par Pierre de La Bastide du Tauzia qui ajouta à son interpretatio des litanies à la Vierge et un quatrain à saint Joseph.
Les ouvrages en vers publiés par Robert d’Andilly renvoient l’image déformée d’un homme austère, hostile au siècle, un intransigeant Saint-Cyran de la poésie. Les pièces restées manuscrites et tout ce que nous savons par ailleurs des liens qu’il entretenait avec les meilleurs écrivains de son époque permettent de retoucher ce portrait largement erroné. C’est par sa fréquentation assidue de l’hôtel de Rambouillet que d’Andilly devint le familier des plus belles plumes de la première Académie, parmi lesquelles celles de Chapelain et Balzac ; ces relations ne cessèrent pas avec sa retraite aux Granges où il reçut par exemple Mlle de Scudéry et Mme de Sévigné . Des moments passés dans la chambre bleue subsiste un madrigal, « Les lys », composé en l’honneur de Julie d’Angennes pour la Guirlande que voulait lui offrir Montausier. Son cousin Arnauld de Corbeville et ses fils Simon de Pomponne et Antoine Arnauld ont aussi mis la main à ces fleurs précieuses . Les papiers d’Arnauld d’Andilly conservés à la Bibliothèque de l’Arsenal témoignent de ses nombreuses amitiés littéraires aussi bien que de la diversité de ses talents; au milieu de lettres et de notes figurent dans ces recueils de nombreux vers inédits, français ou latins: un sonnet , des épigrammes , une épître au roi , un « Dialogue du chevalier errant et du chevalier Alcandre » , et un surprenant poème mythologique intitulé « Plainte de la déesse de Philipsbourg et harangue du Dieu du Rhin pour la consoler ». On découvre aussi des « Vers sur l’éclipse de soleil de 1654 » . Ces portefeuilles contiennent aussi la copie d’un poème de huit cents vers que d’Andilly écrivit en huit jours dans un carrosse en l’honneur de son beau-père, ainsi que ses corrections apportées aux deux premiers livres de La Pucelle de Chapelain. Divers recueils ont aussi conservé des vers sur son fils M. de Pomponne ; une note en vers sur ses Œuvres chrétiennes ; et plusieurs pièces amoureuses ou mythologiques qu’il aurait probablement désavouées plus tard, sonnets galants et madrigaux réunis pour la plupart par Conrart dans ses papiers. Les volumes manuscrits ont également gardé trace des nombreuses marques d’amitié laissées par les écrivains du temps, ainsi ce « discours à M. d’Andilly sur sa sage retraite », par Conrart, en forme de satire versifiée, que son sujet permet de dater de 1646 environ ; des poèmes latins de Godeau ; quelques traductions latines de ses Stances sur diverses vérités chrétiennes ; et une élégie de Pellisson adressée à La Fontaine, en réponse à son Élégie aux nymphes de Vaux. À partir de sa retraite aux Champs, M. d’Andilly cessa de composer des œuvres de longue haleine comme le Poème et les Stances; mais il ne se renia pas pour autant, puisqu’il fut l’un des maîtres d’œuvre de la grande anthologie de 1671.