Nicolas Degroote, L’Ordre de l’Esprit : Pascal et les limites de la philosophie, Paris, Éditions du Cerf (Philosophie et Théologie), 2016.
Nicolas Degroote, enseignant à l’Institut Catholique de Paris, vient de faire publier un volume qui étudie, surtout à partir des Pensées, la conception pascalienne de la philosophie et des rapports entre celle-ci et la théologie.
Dans son « Introduction », l’auteur commence (p. 7) par poser la question du rejet par Pascal de la philosophie. En effet, les fragments L84 et L887 semblent condamner irrémédiablement les trop ambitieuses spéculations de Descartes en physique. De plus, les fragments L553, L1001 et L1005 s’ajoutent aux précédents pour confirmer l’inutilité et l’incertitude de telles spéculations, qui ne font mieux connaître ni le vrai, ni le bien, ni surtout le « Dieu d’amour et de consolation » (L449). Pascal semble donc refuser non seulement la physique de Descartes, mais encore sa philosophie au sens contemporain plus restrictif. Selon N. Degroote (p. 8), on peut rejeter la philosophie soit en la destituant de ses prétentions au nom d’une autre instance, telle la foi chrétienne, ce qui signifie imposer de l’extérieur des bornes à la philosophie, soit en l’obligeant, à partir d’une critique intérieure à la philosophie, à abdiquer certaines de ses prétentions, ce qui signifie montrer les limites que la philosophie doit s’imposer à elle-même, par les moyens qui lui sont propres. Comme l’apologie de Pascal est destinée à l’honnête homme incroyant lecteur de Descartes et Montaigne et que certains écrits de Pascal attribuent, en la limitant, une valeur positive à la philosophie, on peut supposer que chez Pascal il n’est pas question de destituer la philosophie de toute fonction, mais bien de montrer qu’elle fait bien d’abdiquer certaines de ses fonctions traditionnelles.
L’auteur énonce « quatre hypothèses directrices » (p. 12). La première, c’est que Pascal critique la philosophie dans son ordre, sans invoquer une instance supérieure. La deuxième, c’est que Pascal modifie le concept traditionnel de philosophie, comme il l’a fait pour la physique. La troisième, c’est que les limites de la philosophie telle que Pascal la redéfinit lui laisse un champ d’action plus large que la simple auto-destruction par abdication. Enfin, la quatrième, c’est qu’il convient d’étudier Pascal sous l’angle de l’herméneutique philosophique contemporaine, celle de Heidegger, de Gadamer et de Ricoeur, mais en s’inspirant moins du Heidegger de la maturité que du jeune Heidegger, celui « de l’herméneutique de la facticité et de l’Être et Temps ». Cet engagement herméneutique de l’auteur l’amène à annoncer deux présupposés : 1) « Un texte est écrit, donc autonome, doté d’une existence propre. Son sens ne peut être recherché ni dans le génie ou le vécu de l’auteur (herméneutique romantique), ni dans son contexte historique et social (herméneutique historicisante) » (p. 13) ; 2) « Le sens du texte est à même le texte, dans sa composition ou sa structure, laquelle est à dégager en progressant avec tact dans le cercle herméneutique » (p. 14). C’est ainsi qu’ on « articule la compréhension et l’affectivité » (p. 14) et qu’on pose la question de l’éxégèse chez Pascal « moins à partir de l’exégèse biblique ou rhétorique qu’en regard de la méthode des sciences (Gadamer) et en lien avec la compréhension quotidienne (Heidegger) » (p. 15).
Le lecteur est en droit de se demander s’il est légitime de taxer l’herméneutique de J. Mesnard de « romantisme » ou celle de L. Goldmann d’ « historicisme » (p. 14, p. 15). Ne s’agit-il pas, comme le pensent ces deux critiques, d’entrer dans l’esprit d’un auteur ? Pas du tout, selon N. Degroote, puisqu’un texte a un sens qui lui appartient en propre, indépendamment de son auteur, et même, apparemment, une affectivité bien à lui et articulée à ce sens. La valeur de tels postulats est laissée à l’appréciation du lecteur.
N. Degroote décrit « trois positions de base » (p. 21) par rapport à la philosophie chez Pascal. On peut, d’abord, considérer, avec Ricoeur, que Pascal reste en-dessous de la philosophie et dans la littérature. Ensuite, on peut penser, avec Gouhier, Sellier et Marion, que Pascal se situe au-dessus de la philosophie et dans la religion, comme penseur religieux (Gouhier), comme théologien (Sellier), ou comme subvertisseur de la philosophie au bénéfice de la charité (Marion). Enfin, on peut croire, avec Thirouin et Carraud, que Pascal reste à côté de la philosophie traditionnelle, celle de l’onto-théo-logie et de la métaphysique, et qu’il élabore une pratique et une conception de la philosophie profondément différentes de celles de son milieu – en l’occurrence le cartésianisme de Port-Royal (p. 28). Selon ces derniers, Pascal renonce, tout en restant philosophe, à l’onto-théo-logie et à toute métaphysique : si Descartes est son point de départ, Pascal finit par rejeter sa philosophie et par penser hors de la métaphysique (p. 29).
L’auteur fait ensuite plusieurs affirmations dont on attend la justification. D’abord, dit-il (p. 34) : « ce qui manque le plus dans les Pensées, c’est l’ordre, la trame, la ‘disposition des matières’ (L696), cet ordre des raisons cher à Descartes » (p. 34). Et l’ordre des liasses ? Et la « Table des Titres » ? De plus, selon l’auteur, certains fragments pascaliens ne sont pas « précédés de l’indication de leur locuteur » (p. 35). Certes, mais une lecture attentive permet d’attribuer les élocutions des Pensées à leurs locuteurs véritables (voir sur ce point l’article « Personnages et paroles dans les Pensées de Pascal », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, vol. ¾, 2011, p. 269 – 305). En outre, l’auteur conclut que « les Pensées ne sont qu’une juxtaposition, une succession contingente de fragments et donc pas à proprement parler un texte » (p. 36). Il tire argument de l’inachèvement des Pensées et de leur articulation en noyaux, selon Jean Mesnard, pour affirmer qu’il ne faut pas « focaliser l’interprétation des Pensées sur l’ordre entre les liasses » ni « faire de l’Apologie une œuvre linéaire et achevée » (p. 48). En fait, la « Table des Titres » et la suite des liasses à titre constituent bien deux preuves solides et concordantes du caractère structuré et linéaire de cette œuvre, même si elle est inachevée. De plus, l’auteur affirme sans preuve que « les développements sur les miracles….seront remplacés par les prophéties » (p. 50). Pourtant, Jésus-Christ aurait-il réalisé les prophéties faites à son sujet s’il n’avait pas accompli ses miracles et surtout celui de la Résurrection ? Enfin, l’auteur déclare (p. 50) qu’il faut lire l’Apologie à partir d’elle-même, c’est-à-dire sans ce qui lui est traditionnellement ajouté, les préfaces (de Filleau de la Chaise ou d’Etienne Pascal) ou les biographies (celle de Gilberte Perier, par exemple). Au contraire, ces derniers textes jettent une lumière précieuse sur la pensée de Pascal, qu’il s’agit de mieux comprendre, malgré l’auteur (p. 51). Ces textes ont certainement autant de pertinence pour la recherche pascalienne que les écrits de « l’herméneutique philosophique contemporaine » (p. 52).
Le premier des trois chapitres de l’ouvrage s’intitule « Le cœur et la raison ». L’auteur y traite, dans un premier volet, « Des ordres du désir », c’est-à-dire des trois ordres chez Pascal, surtout selon les fragments L308 et L933. Ici, le mot « ordre » signifie « un ensemble où différents éléments sont regroupés en fonction d’un critère précis… » (p. 57). Quel est ce critère ?
C’est le désir des hommes (p. 57). Ainsi, un ordre pascalien est « orectique », d’abord, et ausi « architectonique, autonome, hiérarchisé et configurateur du monde » (p. 58). La hiérarchie des trois ordres distingue donc non pas trois catégories ontologiques, épistémologiques et anthropologiques (p. 64), mais trois sortes d’hommes, « selon leur désir principiel » (p. 57).
Pour que cette division soit précise, il faut désigner clairement les objets du désir des hommes dans chacun des trois ordres. Commençons par le premier des trois ordres, celui des corps. Quels sont, selon l’auteur, les biens recherchés par les « charnels », les hommes du premier ordre ? Ce sont, assure-t-il, les « biens charnels » (p. 65), les « biens » (p.78 et p.83) et les « biens du monde » (p. 86). La première de ces réponses est parfaitement circulaire et les deux suivantes sont bien trop vagues. Quant à la dernière, l’auteur ne précise pas de quel monde il s’agit. Comme il en a déjà distingué trois, à savoir celui de la chair, celui de l’esprit, celui de la charité, qui sont « des possibilités existentielles superposables » (p. 66), on peut supposer qu’il s’agit des biens du premier de ces mondes. Quels sont-ils ? L’auteur en dresse une liste dans un deuxième volet, « Les trois ordres » (p. 86), cette liste n’étant nullement exhaustive, selon lui : « pouvoir, richesse, force, beauté » (p. 86). Au vu de cette liste incomplète, le lecteur reste perplexe quant au premier ordre selon Pascal.
La réponse à apporter à propos des biens du premier ordre semble tout à fait claire. Il s’agit des objets matériels en général, dont le corps humain est un exemple (L308 : « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes… »). A la suite de Descartes, Pascal distingue entre la res extensa et la res cogitans. Cette distinction est manifestement ontologique. Voilà ce qu’a bien vu Heidegger, selon l’auteur lui-même (p. 108), qui reconnaît, par ailleurs, que Pascal invoque cette distinction cartésienne dans sa « Lettre à la reine Christine de Suède » (p. 61) et, en outre, que Pascal a recours à l’ontologie « pour exemplifier, pour clarifier les trois ordres « (p. 62).
Le point de départ de la pensée de Pascal à propos des trois ordres est bien la distinction bipartite cartésienne. L’auteur lui-même reconnaît (p. 29) que Pascal prend souvent une idée de Descartes comme point de départ pour la modifier ensuite. Cependant, rien n’autorise à conclure que Pascal délaisse la métaphysique (malgré l’auteur, p. 29). La hiérarchie tripartite pascalienne des trois ordres est bien ontologique : le premier ordre englobe les êtres matériels, qui se meuvent dans l’espace et le temps ; le second, les êtres, pensants et immatériels, qui existent dans le temps seulement ; et le troisième, les substances surnaturelles, en dehors du temps et de l’espace, telles le cœur de l’homme. Les hommes qui correspondent à chacun de ces trois ordres sont ceux qui désirent ou qui possèdent les biens de cet ordre. Un avare et un roi sont tous les deux des hommes du premier ordre, mais, à la différence de l’avare, le roi, lui, peut être aussi un homme du troisième ordre, comme saint Louis. De même, les curieux et les savants du fragment L933 relèvent du deuxième ordre. Par contre, les sages de ce fragment sont ceux qui ont tort de se prétendre sages, puisqu’ils sont orgueilleux, comme Epictète, évoqué dans la liasse « Philosophes ». En affirmant que l’orgueil règne « proprement » dans les choses de la sagesse, Pascal veut dire non pas que les sages que leur orgueil empêche d’atteindre la justice appartiennent au deuxième ordre (malgré l’auteur, p. 83), mais qu’ils ne brillent que par l’absence de la qualité des authentiques hommes du troisième ordre. La hiérarchie pascalienne des trois ordres est non seulement ontologique, mais encore épistémologique (c’est par les sens corporels qu’on connaît les corps, par l’esprit qu’on connaît les choses de l’esprit, et par le cœur qu’on connaît celles du cœur). Elle est aussi anthropologique, puisque Pascal, fidèle à son inspiration platonicienne, voit en l’homme un microcosme (corps, esprit, cœur), un abrégé de la réalité tout entière (voir l’article « Stratégie et philosophie dans les Pensées de Pascal », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, vol. ½ 2002, p. 183-210). L’auteur lui-même semble reconnaître à un moment donné (p. 59) ces deux caractères de la hiérarchie des trois ordres, lorsqu’il affirme que sa conception orectique des trois ordres « engage… une anthropologie et une épistémologie ». Certes, il semble contredire cette dernière idée ailleurs (p. 62, 63, 64) et surtout à la p. 92, où il déclare, à propos de l’anthropologie philosophique de Pascal, que « la question de l’anthropologie chez Pascal, vaste et complexe, est mise entre parenthèses dans cette étude ». Cette mise entre parenthèses semble fort curieuse dans une étude consacrée aux limites de la philosophie selon Pascal.
Le troisième volet du premier chapitre s’intitule « le cœur qui configure le monde ». L’auteur voit dans le cœur selon Pascal (p. 89) deux réalités différentes, d’abord, la puissance de produire, par un sentiment immédiat, les premiers principes sur lesquels la raison fonde son travail, et, ensuite, la puissance d’aimer et de choisir, ou la volonté. Cette double capacité d’un cœur unitaire montre que pour Pascal le Vrai et le Bien sont toujours liés, tant chez le Dieu Souverain Bien que dans sa Création. Pourtant, l’auteur nie (p. 93) la possibilité d’identifier ainsi ces deux puissances du cœur. Ce refus revient à anéantir toute l’anthropologie philosophique de Pascal, dont l’auteur a dit qu’elle serait mise entre parenthèses dans son ouvrage. Plus loin (pp. 97, 98), l’auteur affirme qu’en distinguant entre deux formes d’entendement, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse, Pascal veut caractériser deux types d’hommes plutôt que deux puissances de l’esprit. Cette affirmation rappelle sa manière de voir dans les trois ordres surtout trois sortes d’hommes. En fait, il s’agit là de deux modes de fonctionnement de l’esprit, qui correspondent à deux domaines différents du savoir, comme le montrent bien les fragments L512 et L513. Enfin (p.105), l’auteur parle du cœur « qui configure le monde ». En fait, le cœur ne configure pas le monde ; cette idée plutôt kantienne est à l’opposé de la pensée de Pascal, pour qui le cœur trouve ses principes premiers dès l’incarnation de l’âme (L418). C’est à ce moment que la nature humaine devient tripartite et que l’homme est doté d’une structure qui fait de lui un microcosme, composé d’un cœur, d’un esprit et d’un corps. La très étroite collaboration entre les trois composantes de la nature humaine n’abolit point les deux distances infinies qui séparent les trois ordres ontologiques (L308).
A la suite du premier chapitre, qui a traité des trois ordres à la lumière de la distinction entre le cœur et la raison, le deuxième, intitulé « Le point de vue », aborde le thème des quatre points de vue que l’auteur trouve chez Pascal. Le premier de ces points de vue est celui que recherche la science, c’est-à-dire « le point fixe où l’on doit se tenir pour trouver les lois régissant le monde » (p. 114), « un lieu d’équilibre entre les contrariétés, le point de repos au milieu du mouvement » (p. 115). Dans un système infini, selon l’auteur (p. 115), « la circonférence est partout et le centre nulle part ». En fait, c’est l’inverse qu’il faut dire : le centre est partout et la circonférence nulle part. En deuxième lieu, le point de vue linguistique « ne commande rien [de] moins que l’exégèse pascalienne, qui fournit dans la deuxième partie de l’apologie la principale preuve de la religion chrétienne » (p. 112). Ensuite, il y a le point de vue méthodologique, qui « déploie le concept de raison des effets », surtout « la raison de l’incapacité de la philosophie à rendre compte de la condition humaine » (p. 113). Enfin, le point de vue religieux « permet de comprendre comment Pascal pense la conversion » (p. 113).
C’est ainsi (p. 113) que le point de vue méthodologique montre que la religion rend raison de la condition humaine, que le point de vue religieux montre ensuite que cette religion promet le vrai bien et que le point de vue linguistique montre enfin par les prophéties que cette religion est vraie.
A propos du point de vue linguistique, l’auteur énumère cinq principes d’herméneutique de Pascal (pp. 132, 133), dont le dernier stipule qu’ « un texte ne tombe pas du ciel, il faut le resituer dans son contexte dialogal ». Ce principe, apparemment de bon sens, semble contredire ce qu’a proclamé l’auteur (p. 13) : « Un texte est écrit, donc autonome, doté d’une existence propre. Son sens ne peut être cherché ni dans le génie ou le vécu de son auteur (herméneutique romantique) ni dans son contexte historique ou social (herméneutique historicisante) ». Plus loin (p. 136), l’auteur affirme que les figures typologiques sont rares dans les Pensées. Pourtant, les fragments L282, L283, L287, L290, L291, L392, etc. n’évoquent-ils pas les nombreuses figures typologiques de Jésus-Christ, annoncé et préfiguré par ses prédécesseurs spirituels ? À propos des figures rhétoriques, l’auteur déclare (pp. 136, 140) que quand il faut comprendre un terme au figuré dans un contexte donné, il faut lui donner partout ce même sens figuré, car Pascal conçoit le texte biblique sur le modèle de la cryptographie (p. 139). C’est ainsi, par exemple, que le mot « Egyptiens » doit avoir partout dans la Bible le sens métaphorique de « passions » (p. 137). Que dire, dans ce cas, du passage suivant (Exode XIV, 4) : « Les Égyptiens savent que je suis Yahvé » ? L’auteur affirme aussi (p. 140) que le mot « ennemis » lui aussi doit toujours avoir dans la Bible ce même sens unique et métaphorique, celui de « passions ». Pourtant, un passage biblique tel que I Maccabées V, 27 admet difficilement une telle interprétation. Plus loin (p. 141), l’auteur semble se contredire en affirmant que, vu que Pascal adopte dans son exégèse le modèle de la cryptographie, la notion de figure n’est pas chez lui « proprement métaphorique ».
Le troisième modèle, méthodologique, du concept de point de vue est « transversal à toute la pensée pascalienne (p. 144) : il s’agit de la raison des effets, qui permet à Pascal d’articuler la philosophie et la théologie. L’auteur affirme, assez mystérieusement, qu’« il n’est pas évident qu’il n’y ait pas de métaphysique chez Pascal » (p. 148) et aussi que Pascal « n’élabore nulle part de métaphysique » (p. 149). Il justifie cette seconde remarque en déclarant (p. 149) que « les trois ordres montrent que Dieu est hors de la métaphysique » et « qu’il y a une distance infinie entre les trois étants principaux, ce qui ruine la possibilité d’une ontologie générale ». Que dire donc du fragment L308, qui présente l’Homme-Dieu Jésus-Christ comme le roi de l’ordre de charité et dans lequel les mots « ordre », « grandeur », « éclat », « distance », « naturel » et « surnaturel » semblent entrer dans un lexique de l’ontologie générale pascalienne ? Ce que Pascal reproche au Dieu de Descartes, ce n’est pas, malgré l’auteur (151), d’être métaphysique, mais de ne pas être le Dieu d’amour de la tradition judéo-chrétienne.
Pour ce qui est de la notion de cause, l’auteur déclare que Pascal brouille la distinction entre la cause et la raison d’un effet (p. 157). Cela s’expliquerait par le fait que « le privilège d’intelligibilité accordé à la cause efficiente se heurte à trois incompréhensibles de taille : Dieu, l’homme et le monde » (p. 158). Quant au monde, c’est l’infinie complexité des relations de cause à effet qui interdit d’en atteindre jamais une parfaite compréhension. Pourtant (p. 205), l’homme peut « découper des ensembles signifiants dans le monde …., ensembles où sont lisibles les différentes causes… régissant les phénomènes ». En dehors des sciences exactes, pourtant, Pascal considère, selon l’auteur (p. 159), « qu’il ne s’agit plus d’expliquer des effets en déterminant leurs causes, mais d’expliquer des effets contradictoires en déterminant les raisons qui accordent ces contrariétés ». Ainsi (p. 160), dans le domaine non scientifique, « c’est la raison des effets comme accord des contrariétés qui a la charge de l’intelligibilité, la cause devenant la servante de la raison ». A propos de cette distinction entre la cause et la raison, il serait sans doute plus simple et plus clair de dire seulement que le rapport de cause à effet relie deux objets ou deux processus, tandis que le rapport entre une raison et son effet est un lien explicatif entre deux vérités. Ainsi, l’explication d’une vérité, par exemple, qu’il est juste de rendre honneur aux grands, ne se trouve point dans l’erreur populaire qui consiste à croire que la naissance est un avantage de la personne (L90), mais dans une autre vérité, à savoir que cette coutume est nécessaire à la paix civile, « qui est le souverain bien » (L81). Le fragment L90, où il n’est question que de cette coutume, présente un ensemble structuré de cinq opinions à ce sujet, opinions qui varient selon la « lumière » des divers observateurs. Parmi ceux-ci, ce sont les tenants de la troisième et de la cinquième opinion (les habiles et les parfaits chrétiens) qui connaissent la raison des effets, la vérité qui explique pourquoi il est juste de rendre honneur aux grands. D’abord, les habiles voient bien que même si la naissance n’est pas un avantage naturel de la personne, cette coutume sert à garantir la paix civile. Ensuite, les parfaits chrétiens comprennent en plus que même si la naissance n’atteste pas chez les grands une vertu morale ou spirituelle, donc, surnaturelle, il faut se plier à la coutume populaire comme à une juste punition de l’orgueil humain (malgré l’auteur, pp. 162-164).
Enfin, dans le quatrième volet (« Convertir et convaincre ») du deuxième chapitre, l’auteur pose la question du lien entre convaincre l’esprit par les raisons et convertir le cœur par la grâce (p. 175). Chez Pascal, certains textes, tels les fragments L29, L424 et L588, semblent dire qu’il n’y a aucun lien entre une conviction fondée sur des preuves et la conversion authentique et salvatrice (pp. 175, 176). D’autres fragments, en revanche (L236, L835, L842 et L874), affirment que le rôle des arguments de l’apologie est de justifier ceux qui croient et de condamner ceux qui ne croient pas (p. 176). Ce second ensemble de textes préserve la toute-puissance de la grâce divine, mais en dénaturant le but d’une apologie (p. 177). Cette dernière conclusion est peut-être douteuse. Les textes de ce second ensemble de fragments pascaliens semblent affirmer plutôt que ceux chez qui l’examen des preuves n’aboutit pas à la conversion authentique sont condamnables précisément parce que les arguments en faveur du christianisme sont tellement forts que, même s’ils ne sont pas « absolument convaincants » (L835), ce ne peut être qu’une mauvaise volonté, et non la raison, qui empêche d’accéder à la foi salvatrice. Enfin, un troisième ensemble de fragments, surtout les L119 et L808, affirment un lien fort entre conviction par les preuves et foi salvatrice. Il convient d’ajouter à ces derniers le fragment L6, selon lequel « la preuve est souvent l’instrument » de la foi salvatrice. De manière générale, la réponse apportée par Pascal à la très difficile question du rapport entre la grâce divine et la volonté humaine dans l’œuvre du salut consiste à dire que le rôle de la grâce divine est indispensable et prépondérant dans cette œuvre, mais que la volonté humaine y prend une part non négligeable. Certes, comme le dit l’auteur (p. 179), Pascal n’a pas pour autant renoncé à la théologie de la grâce de Jansénius, ce que montre bien la querelle de l’« Écrit sur le Formulaire ». Cette question est peut-être restée empreinte de mystère pour Pascal jusqu’à la fin de ses jours.
Selon l’auteur (p. 182), la conversion est un quatrième modèle de point de vue, un modèle qui « fait du point de vue un point de vue affectif, ainsi qu’une façon d’envisager le monde, une configuration du monde ». Si le modèle scientifique du point de vue est un lieu d’équilibre et si les modèles méthodologique et linguistique du point de vue sont les lieux du vrai et du sens, le modèle religieux du point de vue, en revanche, est une façon d’envisager le monde, de configurer le monde. C’est le cœur qui configure le monde et qui a ainsi une certaine compréhension du monde. On peut se demander si l’idée du cœur configurateur du monde n’est pas trop proche de Kant pour exprimer la pensée de Pascal, qui parlerait plutôt sans doute d’une harmonie à établir entre le cœur et l’ordre de la charité, celui de l’Homme-Dieu Jésus-Christ.
L’auteur affirme (p. 184) qu’ « il n’y a donc pas, à proprement parler, d’herméneutique de la nature ou de la condition humaine chez Pascal, ni une apologie herméneutique ». Cette prise de position semble difficilement conciliable avec celle de la p. 141 : « cette preuve principale de l’apologie [les prophéties] repose sur une méthode herméneutique rhétorique et non théologique ». En outre, l’auteur conclut (p. 185) qu’il y a chez Pascal « un point que l’on peut qualifier d’herméneutique », à savoir l’importance de l’art d’agréer et le rôle décisif du cœur-volonté dans toute connaissance. Voilà ce qui permet (p. 186) de « parler d’une dimension herméneutique de la question pascalienne du point de vue ».
Dans le troisième chapitre, intitulé « Les limites de la philosophie », l’auteur traite, dans un premier volet, « De l’Entretien aux Pensées », la question de la philosophie chez Pascal. Si le premier de ces ouvrages a une finalité pédagogique, celle du second, en revanche, est de nature apologétique (p. 193). Selon le premier, Epictète et Montaigne méconnaissent tous les deux la condition double de l’homme, que seule peut expliquer la doctrine du Péché Originel. Dans les Pensées, par contre, Pascal, après avoir montré les contrariétés de la condition humaine, propose le Péché Originel comme hypothèse explicative de ces contrariétés (p. 196). Dans le second volet, « Philosophie et finitude », l’auteur évoque les « puissances trompeuses », telles l’imagination, qui oppose ses « propres évidences » à celles de la raison (p. 198) et du cœur (p. 200). Comme la raison se laisse ainsi manier, l’homme n’est pas un animal rationnel. Cela explique, selon l’auteur, l’échec du l’argument « formellement valide » du Pari (p. 201). Il se contredit (p. 258) en affirmant que « dans l’argument du Pari, Pascal répète d’autant plus ‘cela est démonstratif’ qu’il sait pertinemment que cela ne l’est pas » et en concluant que dans cet argument Pascal, qui « ne pouvait pas ne pas savoir… que la règle des partis pascalienne ne fonctionne pas avec l’infini », est coupable de mauvaise foi (p. 259). Au contraire, l’argument du Pari est parfaitement valable, même et surtout quand on attribue une valeur infinie à l’une des deux options possibles. Selon Pascal, ceux qui refusent l’argument du Pari ne le font que sous l’influence de leurs passions. Contre ces dernières, il suffit, selon l’Apologiste, de faire comme si l’on croyait en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Il conclut : « vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien donné ». La réponse de son interlocuteur confirme le triomphe définitif du Pari : « O ce discours me transporte, me ravit » . Sur ces divers points, le lecteur peut consulter un article déjà cité, « Stratégie et Philosophie dans les Pensées de Pascal », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeshcichte, vol. ½, 2002, p. 183-210. A propos du « scepticisme » de Pascal (p. 202), l’auteur finit par lui attribuer (p. 207), un « scepticisme constructif », qui peut, malgré l’origine incertaine de l’homme et le caractère infini de la nature, se fonder sur des évidences démontrées par l’absurde et sur de savants découpages dans la nature infinie pour établir des connaissances « relatives à l’homme mais pas subjectives pour autant » (p. 205). Quant à la « philosophie expérimentale » de Pascal (p. 207), elle se doit, selon l’auteur, de se fonder sur l’expérience. L’auteur ne semble pas tenir compte de rôle du jugement chez Pascal, rôle bien distinct de celui de la raison (L512, L513). Il y a, malgré l’auteur (p. 211), des conclusions qui ne sont pas sujettes à réfutation, tant en physique qu’en philosophie. Pour ce qui est de la physique, le dernier paragraphe du TPMA suffit à faire comprendre que, selon Pascal, les conclusions de cette œuvre constituent « une connaissance qui ne saurait plus jamais périr » ; elles ne sont donc point « provisoires » (malgré l’auteur, p. 211). De même, en philosophie, qui relève du jugement, les exemples du roi sans divertissement et du sénateur s’esclaffant à la messe devant un prêtre mal rasé illustrent des vérités que rien ne viendra jamais réfuter.
Dans le troisième volet (« Philosophie et théologie ») de ce chapitre, l’auteur explique les « sphères de compétence », selon Pascal, d’abord, des sciences dogmatiques, puis, des sens, de la raison et de la foi, et, enfin, de la philosophie, dont l’auteur délimite l’objet. Pour Pascal, « Dieu n’est pas un objet de la philosophie » (pp. 231, 232). Mais, dans ce cas, que dire des conclusions philosophiques tirées par Pascal à propos de Dieu dans la liasse « Souverain Bien » ou dans le fragment L418 ? Et si la philosophie ne peut rien établir à propos de Dieu, elle est également impuissante (p. 232) face à l’énigme de l’homme. Pourtant, elle est bien capable d’énoncer cette énigme, comme le fait, selon l’auteur (p. 234), l’anthropologie pascalienne, qui est forcément philosophique. En effet, cette anthropologie philosophique de Pascal « établit… que la condition humaine est indissociablement marquée de grandeur et de misère » (p. 234). Et (p. 233) « toute la philosophie est enfermée dans cette alternative ». Le lecteur s’étonnera sans doute de ces remarques en se souvenant d’une affirmation de l’auteur (pp. 91, 92) : « La question de l’anthropologie chez Pascal, vaste et complexe, est mise entre parenthèses dans cette étude ». Est-il possible, dans un ouvrage consacré à Pascal et aux limites qu’il assigne à la philosophie, de laisser de côté son anthropologie, vu que c’est cette dernière qui établit la grandeur et la misère de l’homme, donc l’alternative dans laquelle est enfermée toute la philosophie ? La philosophie peut aussi apprécier le caractère explicatif du dogme du Péché Originel à propos de cette déchéance. Même si elle ne peut pas expliquer par elle-même la déchéance de l’homme, on ne saurait dire, malgré l’A (p. 238), que cette déchéance « est un phénomène historique qui échappe par définition à la philosophie ». Et il semble bien que c’est par un raisonnement philosophique que l’on énonce les critères de la vraie religion et que l’on établit l’autorité de l’Écriture, ou la fiabilité de ses auteurs. On ne peut donc pas dire tout simplement, malgré l’auteur (p. 242), que l’ « objet historique et surnaturel…. échappe à la philosophie ».
Dans un quatrième volet (« Orgueil et désespoir de la philosophie ») du troisième chapitre, l’auteur affirme (p. 245) que la philosophie, qui doit être soit présomptueuse, soit désespérée, est condamnée à ne pas comprendre la nature double, grande et basse, de l’homme. A cela, il suffit de répondre que l’anthropologie philosophique et complète de Pascal voit bien, comme le reconnaît l’auteur (p. 234), les deux faces de la nature humaine déchue. Rien ne permet de dire que l’anthropologie pascalienne échappe au domaine traditionnel de la philosophie. L’auteur conclut, à partir de la prétendue incapacité où se trouve la philosophie de comprendre l’homme, qu’elle est également incapable de déterminer le vrai bien (p. 252) et de proposer une morale (p. 253). Contre cela, il suffit de rappeler les liasses « Divertissement » et « Philosophes », où Pascal réfute d’abord la morale philosophique des hédonistes sceptiques, puis, celle des stoïciens rationalistes. Toujours sans sortir du domaine de la philosophie, Pascal propose, dans la liasse « Souverain Bien », deux critères de ce bien, à savoir que tous puissent « le posséder à la fois sans diminution et sans envie » (à la différence des biens du divertissement) et que personne ne puisse le « perdre contre son gré » (un stoïcien, par exemple, le perd en cherchant à prendre la place de Dieu dans l’admiration des hommes). Voilà deux principes qui préfigurent clairement les deux grandes lois du christianisme : « Il faut aimer Dieu par-dessus tout » et « Il faut aimer son prochain comme soi-même ». Ainsi, la réflexion de la vraie philosophie peut dépasser le scepticisme, bien comprendre la nature double de l’homme, dans sa grandeur et sa bassesse, dans son orgueil et son désespoir, et, par là, bien raisonner sur Dieu, malgré l’auteur (pp. 210 – 215 ; p. 238 ; p. 245). La philosophie de Pascal a donc largement dépassé les trois limites qu’elle est censée, selon l’auteur, s’être imposées dans les Pensées.
Le cinquième et dernier volet du troisième chapitre s’intitule « Philosophie et rhétorique ». L’auteur y demande (p.254) si la philosophie, dans les limites que Pascal lui aurait tracées, peut, comme l’apologiste l’espère, « prouver la véracité de la religion chrétienne ». Or, dit-il (p. 254), si l’apologie de Pascal était vraiment philosophique, elle serait structurée selon la méthode de la géométrie, ce qui n’est pas le cas. Au contraire, il est possible de présenter l’argument général des Pensées comme une suite de propositions liées déductivement les unes aux autres (voir la page 152 de l’ouvrage Pascal Philosophe). Pascal applique aussi dans son apologie la méthode du jugement (voir la même page de P. P.), cette second méthode étant bien plus qu’un simple « visage » de la première (malgré l’auteur, p. 254). L’auteur voit, en revanche, un « ordre rhétorique » dans les Pensées, l’ordre décrit au fragment L298 (« la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours ») et évoqué au fragment L270 (« cette diversité qui nous mène toujours à notre unique nécessaire »). Il y voit aussi une « manière d’écrire… toute composée de pensées nées d’entretiens ordinaires de la vie » et « qui demeure plus dans la mémoire » (L745). Ces divers principes que l’auteur attribue à l’ « ordre rhétorique » relèvent bien de la méthode du jugement. L’auteur y voit la preuve que « Pascal sacrifie en pleine connaissance de cause la rigueur conceptuelle sur l’autel de l’efficacité rhétorique » (p. 258). Là, on touche à une quatrième limite de la philosophie, selon l’auteur (p. 261), celle de son « inutilité persuasive », défaut auquel la rhétorique doit suppléer. « L’apologie pascalienne n’appartient donc pas proprement à la philosophie », toujours selon l’auteur (p. 261).
Au contraire, la philosophie de Pascal, travaillant selon les méthodes de la géométrie et du jugement, échappe à la fois au scepticisme et au dogmatisme, en établissant certaines vérités sur la nature double de l’homme et aussi en appréciant, sur ce point, la puissance explicative du dogme du Péché Originel et, enfin, en définissant le Souverain Bien de l’homme d’une manière qui dépasse de loin « une simple éthique du vivre ensemble » (malgré l’auteur, dans ses « Conclusions », p. 264). En œuvrant ainsi, la philosophie de Pascal confère à son Apologie une exceptionnelle efficacité persuasive.