« Quand je pense [à] ce qu’il m’a fallu faire sans vocation, je ne saurais plaindre celles qui en ont une véritable. » Ces mots sont de la mère Angélique de Sainte-Madeleine Arnauld, abbesse et réformatrice de Port-Royal. Cet aveu, inédit, résonne encore davantage lorsqu’on sait qu’il est écrit à l’intention d’Angélique de Saint-Jean, alors sous-prieure de Port-Royal des Champs, qui venait d’entreprendre la copie des lettres de sa tante, première pierre d’un édifice historiographique à la gloire de Port-Royal. C’est dire combien la correspondance des moniales de Port-Royal a encore à nous apprendre.
Si, depuis quelques années, le travail d’édition des corpus de lettres port-royalistes connaît un renouveau et offre aux chercheurs des sources plus complètes et fiables, Agnès Cousson avait dès les années 2000 commencé à explorer ce corpus trop connu sans doute pour être rigoureusement étudié, devenu l’angle mort des études sur Port-Royal. Lettres et récits de religieuses constituent en effet la matière de bien des mémoires et autres publications contemporaines sur l’histoire de l’abbaye, mais jamais ces écrits n’avaient été considérés pour ce qu’ils étaient, une façon de s’exprimer codifiée et personnelle tout à la fois, révélant des personnalités sensibles et humaines derrière les contraintes d’écriture imposées à toute moniale.
C’est ce que l’auteure s’emploie d’abord à exposer dans une première partie intitulée « Les ambiguïtés de la personne humaine » : dans un contexte social et culturel défavorable à l’expression de soi, les religieuses stigmatisent le penchant naturel de l’homme à trop se considérer. L’introspection et le retour sur ses fautes doivent donc être brefs et mesurés pour éviter de s’y complaire : on touche là un des nombreux paradoxes de l’écriture épistolaire chez les religieuses, qui doivent cultiver le détachement dans l’introspection elle-même et s’en remettre à un tiers pour se connaître vraiment. Une telle conception rend impossible l’autobiographie comme quête de soi.
Par ailleurs, le silence étant la dévotion principale des religieuses, la communication orale comme écrite est étroitement contrôlée, comme en témoignent les Constitutions du monastère : les religieuses ne peuvent écrire sans l’autorisation de la supérieure et celle-ci contrôle le contenu de leurs lettres. La brièveté s’impose et le langage se doit d’être dépouillé, simple et naturel. Il n’est pas jusqu’au support de l’écriture qui ne doive exprimer la vileté de l’entreprise : on écrit sur du papier de médiocre qualité qui sert également de support à la réponse, au prix parfois de la lisibilité de l’écriture.
Dans sa deuxième partie intitulée « le maintien des sentiments humains », Agnès Cousson mesure l’écart existant entre le discours normatif du monastère et la pratique épistolaire quotidienne qui laisse émerger des sentiments et une grande sensibilité des religieuses à leur environnement matériel et affectif. Les lettres d’Angélique Arnaud à son frère Antoine illustrent parfaitement la confusion des tons –et des rôles- qu’utilise l’abbesse, tout à la fois mère inquiète, sœur attentive et fille docile vis-à-vis du benjamin de la fratrie. Angélique de Saint-Jean est tout aussi attachée à son oncle, d’autant que leurs liens familiaux se doublent d’une amitié intellectuelle absente chez Agnès ou Angélique Arnauld. Les lettres aux amis du dehors, étrangers à la communauté, laissent encore davantage s’exprimer les sentiments naturels avant la charité de rigueur : Angélique de Saint-Jean et Madame de Fontpertuis, Angélique Arnauld et la reine de Pologne. Cette affection jaillit douloureusement à l’occasion de la mort d’un proche, ainsi que l’analyse l’auteure, qui pointe cependant des différences de sensibilité entre les protagonistes : Agnès et Angélique Arnauld apparaissent davantage maîtresses de leurs sentiments là ou Angélique de Saint-Jean et Jacqueline Pascal peinent à dominer leur peine naturelle. S’appuyant sur des recherches récentes sur l’écriture de soi, Agnès Cousson montre comment la correspondance spirituelle ramène invariablement le sujet à lui-même : ainsi l’humiliation de soi devient un topos chez Angélique Arnauld, quel que soit le sujet de la lettre et le destinataire. Angélique de Saint-Jean quant à elle possède des talents littéraires qui, jointe à une réelle inclination à se livrer, font de ses missives des discours plus personnels que spirituels. Chez les religieuses, le discours personnel affleure bel et bien mais n’est jamais serein, entaché de la crainte, de la suspicion et de la culpabilité à l’égard du moi.
La troisième partie de l’étude, intitulée « Ecriture et lutte intime », opère un intéressant renversement de perspective en ce qu’elle étudie les moyens qu’offre le genre épistolaire aux religieuses pour parvenir à l’effacement du je dans l’énonciation et ainsi contribuer à la mortification du moi. La lettre devient ainsi action, visant à agir sur soi et sur l’autre et à produire une réaction. Voué à la répétition cyclique des mêmes thèmes, le genre épistolaire est une arme contre les tentations du moi humain : en abordant sans relâche le même discours spirituel, l’échange épistolaire favorise l’imprégnation du cœur et la conversion. Des moyens syntaxiques précis contribuent à l’effacement du je tel que l’emploi de on ou nous, ou de la forme impérative à la première ou la deuxième personne du pluriel : toute singularité se fond dans les sentiments et les efforts du groupe. Le recours à la parataxe pour interrompre brutalement un discours personnel et passer sans lien logique au discours spirituel renforce également la portée de ce dernier. Encore faut-il être prudent avec ce choix stylistique qui relève parfois davantage des conditions d’écriture des religieuses, souvent interrompues dans la rédaction de leur missive et qui la reprennent sans avoir soin d’articuler les différents points exposés. Le dernier chapitre de cette partie est sans doute le plus riche et le plus éclairant sur la personnalité des religieuses qui se révèlent à travers leur correspondance. Outre les moyens syntaxiques mis en évidence par l’auteure, c’est à une véritable rhétorique qu’ont recours les moniales : rhétorique de l’humiliation, de la répétition et de la peur. L’analyse par Agnès Cousson du recours aux paroles et images effrayantes, en particulier sous la plume de la mère Angélique Arnauld, est très intéressante en ce qu’elle confirme les principes de conduite en vigueur à Port-Royal mais surtout par ce qu’elle nous révèle de la personnalité de la réformatrice : chez elle « l’écriture de la peur a une portée réflexive plus forte […] que chez ses compagnes. »
Agnès Cousson consacre la dernière partie de son étude à une autre lutte qui anima les religieuses, celle de la défense du monastère persécuté. Les attitudes divergent d’ailleurs fortement : si Angélique Arnauld préfère garder un silence humilié et ne s’exprime qu’avec réticence comme sa sœur Agnès, la génération des Angélique de Saint-Jean et Jacqueline Pascal seront enclines à s’exprimer. Les relations de captivité et les vies de religieuses ici étudiées visent d’abord à dénoncer les violences subies par la communauté et ne posent pas la question de la légitimité du discours sur soi dans les mêmes termes que les lettres. L’auteure montre ainsi la constitution du mythe de la communauté, et même de la famille « élue », les Arnauld. Ainsi la rédaction des « vies » et des « relations » sont un signe de la faveur divine et ce but spirituel assigné au discours sur soi « rend possible l’intention apologétique, officieuse celle-là, qui sous-tend le travail de mémoire ».
En conclusion de son ouvrage, Agnès Cousson cite Angélique de Saint-Jean : « Nous sommes si peu de chose qu’il est aisé que l’on nous oublie toujours, si nous ne parlons jamais. » Pour qui a fréquenté les religieuses de Port-Royal à travers leurs correspondances, nul doute que cette phrase n’aurait jamais pu advenir sous la plume d’Angélique la réformatrice ni de sa sœur Agnès. Malgré le discours normatif du cloître, les personnalités des religieuses se révèlent dans leurs lettres, avec encore plus d’acuité au moment de la persécution qui impose de choisir entre le silence et la protestation.
La personne d’Angélique de Saint-Jean est encore trop méconnue au regard de l’importance de son œuvre et de son engagement pour la mémoire du monastère. La publication prochaine de sa correspondance par Julie Finnerty devrait bientôt combler cette lacune. Il faut ici saluer le travail d’Agnès Cousson qui nous propose déjà une vision renouvelée du personnage, en particulier dans les annexes qui font la part belle aux reproductions de lettres autographes d’Angélique de Saint-Jean, certes plus nombreuses à nous être parvenues que celles d’Angélique ou d’Agnès Arnauld.
Dans son étude, Agnès Cousson offre pour la première fois au lecteur l’accès à un corpus impressionnant, celui des lettres des religieuses de Port-Royal. La variété des tons et des styles qui s’y rencontrent plaide en faveur d’une lecture de ces textes pour eux-mêmes. Longtemps utilisés comme gisement de citations et d’anecdotes par les mémorialistes de Port-Royal, victimes d’une lecture fragmentée ou d’éditions partielles, ces textes pris dans leur globalité nous proposent aujourd’hui, grâce au travail d’Agnès Cousson, le panorama inattendu d’un Port-Royal familier, humain et néanmoins exigeant dans sa quête individuelle et collective de la vérité.