Pendant la Fronde. M. de La Tour, blessé, est hébergé et soigné par une dame de la haute aristocratie, Mme de Clermont, dont il a déjà fait la connaissance et dont il est tombé éperdument amoureux. Amour partagé, au point que Mme de Clermont, malgré son mariage et une vive conscience de sa faute, se donne à lui. Ils ont une brève et intense liaison; mais au retour de M. de Clermont, que les combats de la Fronde ont retenu longtemps loin de chez lui, M. de La Tour, sentant que cette situation ne peut plus durer, part brusquement, sans dire adieu.
Il cherche à fuir, fuir le souvenir de son amour, se fuir lui-même, dans une pauvreté totale, un détachement absolu, vivant en ermite, fuyant la France, l’Europe, s’embarquant pour l’Inde, dans une de ces traversées si pénibles à l’époque, puis pour la Chine, où il arrive après avoir failli se noyer. Secouru, puis arrêté, battu, il échappe à ses gardiens et vit en bonze mendiant, gravissant en plein hiver des montagnes, marchant au hasard, rencontrant enfin un autre errant solitaire, Lu Wei, qu’il suit jusqu’à’ une sorte de temple au milieu d’un lac. Les deux hommes vont y vivre, dans un total silence pendant quatorze ans, finissant en stylite, sur deux pylônes, où ils risqueraient de mourir de froid et de d’inanition s’ils n’étaient secourus et ramenés à leur ermitage (il y a beaucoup d’hivers glacés dans ce roman), C’est alors que Lu Wei, raconte son histoire en un long monologue qui dure des nuits, car tout est très lent dans ce roman. Lui aussi a vécu un amour fou, à la fin tragique, au milieu des troubles de la Chine de la première moitié du XVIIe siècle. Les deux hommes restent encore plusieurs années ensemble, puis, après la mort de Lu Wei, M. de La Tour revient en Europe, toujours en ermite mendiant. Sa course s’achève au bord d’un monastère au fond d’un vallon qu’on n’a aucune peine à identifier comme Port-Royal. Il y vivra encore près de six ans dans une très grande austérité pour expier – et en même temps sauver– cet amour. Il mourra en odeur de sainteté, après avoir reçu le don de voyance sur les événements futurs qui vont frapper Port-Royal. Son corps réalisera même un miracle.
Ce n’est là que l’argument d’un très beau roman – et en même temps très beau poème – d’amour fou, ou d’amour absolu. Je crois que le mot de Port-Royal n’y est jamais prononcé, mais les solitaires y sont nommés, avec leur caractère, leur place ou leur fonction réelle, ainsi que les différents lieux du monastère les Granges, les bois et les jardins, les cent marches.
Roman janséniste donc ? Seulement dans la mesure où le jansénisme, celui de Pascal et de Port-Royal, est un refus de toute compromission, de tout moyen terme, une exigence d’absolu, dans l’amour sacré comme dans l’amour profane. Mais, dire avec saint Augustin qu’il n’y a que deux amours, l’amour de Dieu et l’amour des créatures n’a rien de spécifiquement janséniste.
D’ailleurs, qui oserait prétendre que Le Soulier de satin et Partage de midi sont des œuvres jansénistes ? Or, ce roman port-royaliste est tout autant claudélien : M. de La Tour, comme Mesa, a enfreint la « formidable interdiction » du « Non moecchaberis ». Comme le Rodrigue du Soulier de satin, il s’exile en Extrême-Orient ; si le personnage claudélien se détruit moins que M. de La Tour, il est néanmoins estropié, tandis que Mesa a le bras cassé et que Prouhèze enlève son soulier, pour ne marcher vers le mal que d’un pied boiteux. Si Rodrigue ne se retire pas à Port-Royal, il est vendu comme esclave et finira sa vie à la porte du couvent de la Mère Thérèse. Les héros de Claudel, eux aussi, ont besoin d’arriver à un total détachement. Il n’est pas jusqu’à la prière de M. de La Tour au moment où il pense qu’il va se noyer, qui ne rappelle la prière du jésuite à la première scène du Soulier de satin. Enfin, Mme de Clermont est-elle sauvée ? Comme pour Sygne de Coûfontaine, dans L’Otage, nous pouvons seulement l’espérer, Laurence Plazenet elle aussi, refuse les happy ends artificielles.
Par ailleurs, le séjour dans le temple au milieu du lac fait songer au film coréen Printemps, été, automne, hiver, printemps
Roman de l‘extrême, comme on dirait aujourd‘hui, magnifiquement écrit, dans une prose discrètement poétique. Roman qui place son intrigue centrale dans la double histoire des années de la Fronde et des quelques huit ou dix empereurs qui se succédèrent en Chine entre 1620 et 1662, époque dans laquelle Laurence Plazenet nous plonge à la fois en historienne par sa documentation et en romancière par la vie qu’elle lui insuffle.
Ce roman formé de courts chapitres est aussi très habile, sachant fondre des inspirations diverses, alliant la maîtrise de l’écriture et celle de la composition . On appréciera certainement le coup d’archet initial, justifié aux dernières pages du livre. Bref, un beau roman, de toute évidence, et peut-être même, un grand roman.