« — Mais Madame ne devez vous pas être soumise au pape et à votre évêque vous êtes obligé de leurs obéir.
— Oui je dois leur obéir dans les choses qui n’attaquent pas la religion mais dans ce qui l’attaque je suis obligé d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes.
— Pourquoi être si arrêté, laissé vous conduire.
— Je suis fort d’avis de me laisser conduire mais non pas séduire et je le serais si j’obéissais dans cette occasion et il est inutile Monsieur que je vous fasse perdre plus long tems votre tems et à moi aussi, je suis votre servante.[[Entretien de Mr Vallin avec la sœur Flavie, la veille de l’Assomption, 1726, Archives d’Etat d’Utrecht, AEU, fonds Port-Royal, PR, 4954, cité par l’auteur, p. 109-113.]] »
Ce dialogue entre le chanoine Vaslin et la sœur Flavie de l’abbaye Saint-Loup d’Orléans fait ressurgir des profondeurs de l’histoire une voix que les historiens ont longtemps négligée, celle des religieuses. Femmes vouées au silence et à la prière, jamais l’Eglise n’a daigné entendre ce qu’elles avaient à dire. Françoise de Noirfontaine, dans son ouvrage Croire, Souffrir et Résister : lettres de religieuses opposantes à la bulle Unigenitus, les donne enfin à entendre.
Les papiers des religieuses appelantes de la bulle Unigenitus ont été exhumés du fonds Port-Royal du Rijkarchief d’Utrecht. 866 religieuses ont envoyé un témoignage d’adhésion à Mgr de Colbert ou à Jean Soanen, le célèbre évêque de Senez. Le corpus de ces textes permet de toucher à l’histoire de 34 diocèses et de 81 communautés religieuses. En choisissant de publier 166 de ces lettres inédites, l’auteur montre la virulence de l’opposition féminine à la Bulle ainsi que la force de résistance des religieuses. Le choix des documents permet de mettre en lumière les caractéristiques essentielles de la réaction des religieuses : la confiance envers les évêques appelants ainsi que la volonté de conserver intacte leur foi.
Les lettres sont adressées à deux personnages principaux : Charles Colbert de Croissy, évêque de Montpellier et Jean Soanen, évêque de Senez. Augustiniens convaincus, les deux prélats se sont illustrés en mars 1717 en initiant le mouvement de l’Appel de la bulle Unigenitus au futur concile et au pape mieux conseillé. Dans les décennies 1720-1730, ces deux hommes font figure de piliers de la résistance janséniste et sont érigés en modèles par les sœurs qui, au travers de leurs lettres, en brossent un portrait digne des premiers évêques de la chrétienté. Comme les religieuses, ils ont eu à subir moult pressions ; Jean Soanen est même déposé en 1728 lors du concile provincial d’Embrun ; guides, mais aussi victimes comme elles, ils sont autant des supérieurs fiables que des pères qui doivent les mener dans sur les chemins délicats du salut. La relation épistolaire entre les évêques et celles qui leur réclament le titre de « filles » permet aussi de maintenir dans l’Eglise des femmes souvent mises au ban de l’Eglise pour leur résistance à la Bulle.
Guides et protecteurs, les évêques de Senez et de Montpellier jouent donc un rôle fondamental auprès des sœurs perdues entre leur devoir d’obéissance et leur foi. « Un mot de Votre Grandeur dissipera mes doutes et sera ma règle. […] J’ose vous supplier de me faire l’honneur de me mettre au nombre de vos filles et de m’obtenir du Seigneur un renouvellement parfait qui rende ma vie plus conforme à ma foi et une persévérance à l’épreuve de tout[[Lettre de Louise-Barbe de Boudon de Saint-Bernard à Mgr Colbert de Croissy, 24 décembre 1734, AEU, PR, 5085, et page 253-254.]] » demande Louise de Boudon de Saint-Bernard à Mgr Colbert de Croissy, le 24 décembre 1734.
Les lettres inédites des religieuses publiées par Françoise de Noirfontaine montrent la dureté des persécutions qu’elles ont dû subir. Les Nouvelles Ecclésiastiques, organe du mouvement janséniste, relatent régulièrement les malheurs du clergé séculier et régulier, mais elles n’évoquent le plus souvent que les hommes. Le sort réservé aux femmes est encore plus terrible et il est caché. Les sanctions prises contre les sœurs sont de nature différente. Il y a d’abord l’exil. Certaines ont la chance d’arriver dans des diocèses tenus par des évêques proches de l’esprit de Port-Royal, comme à Troyes où Mgr Bossuet fait régner une certaine tolérance baignée de sympathie. Mais quand l’évêque change, la situation empire. La pression sur les religieuses s’accroit, on exige d’elles qu’elles rentrent dans le rang. Les sœurs acceptantes sont mises à contribution pour circonvenir l’opposante. Parfois même c’est la famille qui se mobilise pour ordonner que la sœur se soumette à la Bulle. Les récits des conditions de vie des religieuses sont vivants mais montrent aussi la détresse de ces femmes et leur besoin de dire leur sort et de recevoir un soutien. Les peines, les pressions et les vexations sont transformées en figures du martyr.
La relégation dans un autre couvent est une peine dure, mais elle n’en est qu’une parmi tant d’autres. Parmi toutes les épreuves que les religieuses doivent subir, la privation des sacrements est la plus difficile à supporter. Elle a donc impliqué la mise en place de « secours spirituels ». Des prêtres se déguisent pour porter aux exilées la communion eucharistique en violant la clôture. D’où les questions inévitables autour de la validité du sacrement reçu. Mais pour certaines religieuses, la pression morale, que l’on qualifierait aujourd’hui de harcèlement, est tellement insupportable qu’elles préfèrent fuir plutôt que de rester dans un univers d’une telle violence. « C’est encore par le désir de la [ma foi] conserver dans toute son intégrité que je me suis déterminée à prendre le parti de l’évasion instruite par différents endroits que la communauté des carmélites du faubourg de Troyes allait être attaquée, que les coups tomberaient d’abord sur celles qui y étaient exilées, et sachant de bonne part que j’étais spécialement en butte, je craignis d’attirer un terrible orage sur la maison et […] l’expérience que j’avais déjà faite de la captivité des privations de tous secours spirituels et de tout ce qu’un faux zèle peut inspirer pour exiger d’une religieuse ce que sa conscience ne lui permet pas d’accorder.[[Déclaration de la sœur Jeanne-Thérèse de Martin, 10 août 1744, AEU, PR 4469, p.337-339]] » La fuite est un expédient de grande conséquence. Elles perdent toute existence légale et doivent bénéficier des secours des amis de la Vérité. Elles deviennent préceptrice ou institutrice, mais elles peuvent enfin vivre selon leur foi.
Les documents présentés éclairent des personnalités exceptionnelles qui peuvent sans conteste rivaliser avec les plus grands théologiens du mouvement janséniste. L’abbesse de Chelles, Louise-Adélaïde d’Orléans, François de Coëtquen, supérieure générale du Calvaire, ou encore Marie-Louise de Rohan-Porhoët qui dans ses lettres prend position sur les points essentiels de la controverse comme les miracles du diacre Pâris ou encore la tenue d’un concile provincial qui aurait pour but de réduire Colbert de Croissy et le mouvement de l’Appel. Ces femmes de haute culture, souvent négligées par les historiens, retrouvent par l’entremise de l’auteur une vie nouvelle. Mais à coté de ces grands noms de la noblesse, voisinent d’autres voix plus humbles de religieuses anonymes qui professent cependant une foi sincère, vive et profonde. « L’union des sentiments que nous avons le bonheur d’avoir avec vous Monseigneur ne nous done seulement pas la confiance que vous nous accorderés cette grâce mais nous fait espérer que vous ne refuserés pas celle du secours de vos prières auprès de Dieu pour nous obtenir les grâces qui nous sont nécessaire pour nos besoins spirituels. Oserons nous encore nous flatter ou du moins pouvons nous douter que vous n’ayés la charité d’y ajouter quelques mots d’instruction pour nous fortifier et nous soutenir dans la connaissance de l’amour et de la vérité.[[Lettre de six religieuses de Prouille à Soanen, 23 février 1739, AEU, PR, 6813 et dans le livre, p. 221.]] »
L’ouvrage de Françoise de Noirfontaine permet donc de combler un vide de l’historiographie. Pour chaque lettre, l’auteur présente le diocèse et les orientations du prélat sur le jansénisme. De précieux éléments de bibliographie sont également indiqués. Il faut avant tout saluer le rigoureux travail d’indexation qui met en valeur la richesse des inédits offerts au public. Les communautés sont très utilement répertoriées tandis que l’index nominum permet de trouver aisément les différentes lettres. C’est un outil de travail exemplaire qui est mis à la disposition des chercheurs, des savants et des curieux ; un monde oublié réapparait grâce à la patience et à l’érudition de l’auteur.