Compte rendu par Jean Dujardin

Jean Dubray, La pensée de l’abbé Grégoire

Jean Dubray, La pensée de l’abbé Grégoire : despotisme et liberté Oxford, Voltaire Foundation, 2008

Voilà un livre qui se lit avec un immense intérêt. Certes le nom de l’abbé Grégoire n’est pas inconnu mais ce qu’on dit habituellement de lui en positif : son rôle dans l’émancipation des juifs et l’abolition de l’esclavage, n’empêche pas de le rabaisser en milieu chrétien du fait de son adhésion à la Révolution française et surtout du fait que, devenu évêque constitutionnel, il ait refusé jusqu’à sa mort de se rétracter sur le serment constitutionnel. On va jusqu’à croire, ce qui est faux, qu’il a voté la mort de Louis XVI. Dès lors, au moment du transfert de ses cendres au Panthéon, l’Église de France est restée fort réservée à son endroit.

L’ouvrage du père Jean Dubray consacré à sa pensée est un livre très riche, très documenté par une connaissance des écrits de Grégoire, même si l’auteur avoue avec humilité qu’il faut poursuivre la recherche, car, dit-il, beaucoup d’écrits sont inachevés ou encore à découvrir. Il ressort cependant de la lecture de son livre, ? je l’avoue pour moi-même malgré ma formation d’historien ?, un portrait d’une extrême richesse. Cela nous fait regretter que l’œuvre de l’abbé Grégoire, « visionnaire » par bien des côtés, n’ait pas eu l’influence qu’elle mérite dans la pensée chrétienne de son temps..

Dans ce compte-rendu, je ne décrirai pas par le menu tout ce que la lecture du livre nous apporte. Je voudrais seulement en relever les points qui m’ont le plus frappé et inviter le lecteur à découvrir cet homme finalement méconnu de trop de chrétiens et sans doute de beaucoup de prêtres.

À la lecture de l’ouvrage du père Dubray, on est d’abord frappé par l’hyperactivité de l’abbé Grégoire pendant ce tournant capital de l’histoire de France, au moment de son ouverture décisive à la modernité. Il est né en 1751 et il meurt en 1831.

Hyperactivité. Il mène une action inlassable en faveur des hommes en situation de souffrance, pour leur bien-être. On retient sa réflexion et son action en faveur des juifs, son combat contre l’esclavage, sa lutte pour la liberté de l’homme et la mise en place de la démocratie contre toutes les formes de despotisme, ses multiples interventions pour mettre en place des structures scientifiques de qualité, ses interventions en faveur d’une agriculture familiale, son rôle dans la fondation des Arts et Métiers. Il est remarquable de constater que ce n’est pas la Révolution française qui a révélé Grégoire à lui-même.

Grégoire est d’emblée ouvert à la modernité. Il connaît les philosophes de son temps, de Voltaire à Diderot. Il voyage beaucoup en Suisse et en Allemagne. Il est en correspondance avec l’Europe des savants. Sa pensée n’est pas une pensée en « chambre », c’est une pensée en acte.

Mais cette ouverture exceptionnelle ne met jamais en cause une foi chrétienne sans faille, son zèle pour l’Église. Ce n’est pas d’emblée un chrétien insoumis, même s’il refuse, nous l’avons dit plus haut, de se rétracter sur son serment de fidélité à la constitution civile du Clergé jusqu’à sa mort. Très marqué par la pensée de Pascal et par le jansénisme, on se demande comment il parvient à faire la synthèse entre son ouverture à la modernité et la vision pessimiste de l’homme issue du jansénisme. Grégoire pense qu’il y a un accord possible entre les sciences et la vie morale et théologique, mais, en fidèle disciple de Pascal, il distingue la raison, les puissances affectives et le cœur. Il se situe entre une vision pessimiste de l’homme dont la source est la foi dans le péché originel et sa croyance dans un progrès illimité des sciences et des techniques. Son intelligence oscille entre la vision pessimiste de l’homme qu’il tient de sa foi et l’admiration mais aussi les dangers d’une raison livrée à elle-même. Pour lui, plusieurs dérives graves menacent la nature humaine dues à la permanence dans le cœur de l’homme de la faute originelle, à la difficile transmission héréditaire de la foi, d’autant qu’il pense toujours que le salut est impossible en dehors du baptême. La présence du péché en moi est plus forte que moi. La concupiscence et la faute guettent le cœur de l’homme, d’où sa vision pessimiste. Parmi les risques qu’il relève, il y a la place constante de la libido, concupiscence de la chair sous toutes ses formes, la soif du pouvoir, pas seulement dans le domaine politique mais dans l’adulation du clergé qui peut en résulter. Les vertus risquent d’être subordonnées aux plaisirs égoïstes. C’est pourquoi il pense qu’une conversion intime de l’individu est indispensable. Il n’est pas pour autant en faveur d’un ordre moral et dès lors il n’oppose pas les lumières à la foi chrétienne, car l’abus ne réside pas dans la « chose » elle-même, mais dans les dispositions intimes de l’homme. Il n’y a pas lieu de refuser la science dès lors « que ses applications pouvaient alléger ou adoucir la peine des hommes ». Mais il ne tire pas de son enthousiasme pour la science une libido scientifique ou un culte des lumières. De ce point de vue, il s’oppose à Condorcet, et il refusera, au risque de sa vie, toute forme de sacralisation révolutionnaire, comme de prêter serment au culte suprême conçu par Robespierre. Il ne pouvait évidemment pas prévoir en son temps toutes les dérives possibles.

C’est le grand mérite de Jean Dubray de montrer la cohérence entre les diverses dimensions de la pensée de Grégoire, même s’il y a parfois dans cette pensée, et c’est légitime, quelques hésitations : Grégoire pense, mais n’est pas un philosophe « professionnel ». Sans doute il y a eu d’autres études, que notre auteur n’oublie pas de citer, comme le rappelle d’ailleurs Philippe Sellier dans sa préface, quand il écrit : elles « attestent de la cohérence profonde de sa pensée [de Grégoire] et de son engagement. Nous espérons, et c’est ce que fait admirablement l’auteur, échapper à une analyse purement historique des événements et des réformes auxquelles il a attaché son nom. ». Jean Dubray dit lui-même ce qu’il doit à Philippe Sellier : les « éclaircissements précieux et nécessaires qu’il lui a apportés sur saint Augustin et sur Pascal ». Et en effet, pour le lecteur non averti que j’étais, en lisant attentivement ce livre dense et cependant aisé à lire, j’ai eu la surprise de découvrir à quel point la démarche de croyant n’a jamais quitté Grégoire, tant ses sources et ses racines religieuses se trouvent chez saint Augustin et Pascal à travers Port-Royal.

C’est de leur pensée qu’il tire ses mises en garde à l’égard du pouvoir, les dérives de la royauté de droit divin, le duel et même, nous l’avons relevé plus haut, les dérives qui menacent le clergé dans la manière d’exercer ces fonctions.

Pour lui, on ne peut pas séparer éthique et politique. Il y a dans la pensée de Grégoire une vision quasi « prophétique » des régimes totalitaires, qu’ils soient nazi ou bolchevique. D’où l’importance qu’il accorde à l’éducation. Il n’y pas d’institutions politiques idéales, même s’il pense que la démocratie fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité , est préférable… Mais elle ne peut exister sans éducation, surtout des consciences. Cette réflexion fait l’objet de tout un développement dans le livre de Jean Dubray sous le titre II intitulé : « Art social : régénération de l’individu et de la société ». Il faut aussi étudier de près ce que dit Grégoire sur les rapports entre l’institution et l’éducation.

C’est ce qui conduit Grégoire, profondément croyant, à faire l’éloge de l’Église primitive, voir à souhaiter qu’on revienne à l’élection des évêques et des curés. Sans doute y a -t-il une part de rêve dans ce souhait et peut-être une vision quelque peu faussée de l’élection dont se sert l’Église primitive. C’est pour elle un moyen de reconnaître l’élection divine et non l’exercice d’un pouvoir quelconque. Quand Grégoire sera pratiquement le chef de l’Église de France de 1791 à 1801, il rétablit cette règle. Évoquant le rôle du pape, il dit, selon l’expression de Jean Dubray, qu’il lui revient « d’exercer dans cette institution, l’équivalent du pouvoir exécutif dans la société civile. Institué par Jésus-Christ pour être le centre de l’unité de foi, sa surveillance s’étend sur toutes les Églises, il a sur elle une primauté d’honneur et de juridiction, que peut-être il faut appeler “médiate” ». Et Jean Dubray d’ajouter : « Comme tout le courant janséniste, Grégoire cède ici à l’utopie rétrospective, celle d’une Église pré-constantinienne et donc étrangère à tout espèce de concordat ». On comprend mieux son refus profond de tout honneur décerné par Napoléon.

Au terme des ses réflexions trop succinctes, on ne peut qu’être frappé par le côté visionnaire de Grégoire sur les rapports de l’Église et de l’État, de la foi et de la liberté, de la foi et des progrès scientifiques.

Même s’il y a chez lui une fermeté dans ses choix politiques qui peut être considérée, du point de vue chrétien, comme un manque de fidélité à l’Église, on peut regretter que ses intuitions souvent si profondes n’aient pas été prises en considération, même s’il se fait peut- être quelques illusions sur la richesse de la philosophie des Lumières dont la vision « universaliste et sans doute trop « abstraite de l’homme » néglige ce qu’il y a en ce dernier de « particulier, d’unique » et cela au nom d’une pensée trop idéologique. ? Drame d’un précurseur ? Peut-être ?