Lorsqu’en mai 1638, Claude Lancelot se joint aux premiers maîtres et élèves des Petites Écoles de Port-Royal des Champs, cela fait à peine un an que, selon son plus cher désir, il est sous la conduite de l’abbé de Saint-Cyran. Il vient de passer environ la moitié de sa jeune existence auprès d’Adrien Bourdoise, au sein de la communauté Saint-Nicolas du Chardonnet, où il a franchi les premiers degrés de la cléricature. En raison de l’emprisonnement de l’abbé de Saint-Cyran et du décès de celui-ci l’année même de sa libération, le jeune homme ne vivra que peu de temps auprès de son maître, mais il lui restera fidèle toute sa vie. Dans ses précieux Mémoires, qui lui vaudront le surnom d’ « évangéliste de Saint-Cyran », il raconte ce qui lui a été donné de voir de l’oeuvre spirituelle du prêtre que Port-Royal s’est choisi pour guide.
Contraint, au début des années 1660, de quitter l’abbaye des Champs, en raison des persécutions, Lancelot reste en contact étroit avec ses membres. À partir de 1672, il se retite à l’abbaye de Saint-Cyran en Brenne, où il devient bénédictin. Exilé en Bretagne, dans une retraite près de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, Dom Claude Lancelot a près de quatre-vingts ans quand il connaît une mort aussi édifiante, aux dires des témoins, que sa vie.
Du triple point de vue chronologique, qualitatif et quantitatif, Lancelot est l’un des tout premiers maîtres des Petites Écoles de Port-Royal, lesquelles fonctionnent d’abord à Paris et aux Champs puis, à partir de 1652-1653, sont installées dans un bâtiment construit aux Granges. Sa culture, sa science et ses dons de pédagogue le placent au centre du dispositif éducatif innovant voulu par Saint-Cyran. À Port-Royal, l’enseignement est fondé sur le respect de l’enfant, lequel reçoit, en même temps qu’une fine instruction, une éducation plus chrétienne que religieuse. Les élèves, répartis par petits groupes, sont individuellement pris en charge par un maître. Ils bénéficient, chacun à son rythme, d’un enseignement suscitant la réflexion, le plus souvent à partir de textes de l’Antiquité classique ou chrétienne, auxquels chacun a directement accès. En effet, petite révolution intellectuelle, Port-Royal enseigne aux jeunes le grec ancien, ce qui leur permet de se passer des traductions, c’est-à-dire en fait des adaptations, faites à partir du sempiternel latin. Antoine Arnauld a dit : « on était suspect quand on savait le grec ». Un symbole. De fait, combattues sans relâche par d’autres établissements religieux jaloux de leur succès, les Petites Écoles, auxquelles les familles amies du monastère confient leurs enfants, connaissent plusieurs fermetures et déménagements, comme au Chesnay ou aux Trous, avant d’être interdites en 1660.
Il nous reste un remarquable ensemble de livres pédagogiques, élaborés par les maîtres et utilisés par leurs élèves. À côté de célèbres ouvrages comme la Grammaire générale et raisonnée, élaborée avec Arnauld, et le Jardin des racines grecques, rédigé avec Le Maistre de Sacy, Lancelot, par ailleurs féru de mathématiques, a produit une remarquable série de quatre Nouvelles méthodes pour apprendre facilement les langues latine, grecque, espagnole et italienne. La majorité des professeurs de Port-Royal, une trentaine d’hommes jeunes, dynamiques et bénévoles, pour la plupart, sont demeurés dans l’ombre, mais avec Lancelot, ils ont transmis le goût du style et de l’indépendance d’esprit à leurs élèves, parmi lesquels Racine, dont on retiendra l’hommage: « Ces maîtres n’étaient pas des hommes ordinaires ».
Source: T. Monthéard, « Quelques personnages illustres… », Chroniques de Port-Royal, numéro spécial, 2004.