L’anthologie de textes sur Port-Royal, établie, présentée et annotée par Laurence Plazenet, est imposante. 1161 pages sont consacrées au monastère qui réunit les plus grands noms du siècle, dans le dessein de faire découvrir les figures masculines ou féminines, laïques ou religieuses, qui l’ont composé ou côtoyé, qui ont œuvré à sa réputation et participé à son histoire. Un travail colossal, propre à satisfaire bien des curiosités et à combler des horizons d’attente très divers. C’est essentiellement à Port-Royal des Champs, couvent de la réforme, prison des religieuses résistantes de 1665 à 1669 et lieu de la résistance au pouvoir, que l’ouvrage se consacre. Port-Royal de Paris devient, en 1668, date de la séparation des deux maisons sur ordre de Louis XIV, la maison des « traîtres ». L’absence de textes, et non une volonté d’occulter cette seconde maison, explique la place prédominante au monastère d’origine, qui vit naître la réforme de la mère Angélique Arnauld.
L’anthologie chemine logiquement du profane au sacré, de la vie matérielle et quotidienne à la spiritualité. Elle est introduite par une présentation qui retrace l’histoire mouvementée de la communauté, son rôle dans les débats moraux et politiques du temps, son influence de premier ordre dans différents domaines : la théologie, la littérature, la philosophie, les sciences, la pédagogie. L’ouvrage s’achève par des notes, des annexes, une bibliographie volontairement partielle, un glossaire, un index des noms et des thèmes, une table des crédits. C’est dire l’ampleur du travail accompli.
La présentation commence par la destruction de Port-Royal des Champs, ordonnée par le roi, une entrée en matière rude, qui retrace la violence des ultimes persécutions infligées aux religieuses du monastère. Pourquoi cette fin tragique ? Qu’incarnait Port-Royal face à la monarchie ? C’est à cette vaste question que répondent les pages suivantes, organisées en sept points. Laurence Plazenet revient d’abord sur la naissance de la communauté et sur l’enfance d’Angélique Arnauld, placée au couvent sans vocation, nommée coadjutrice de Port-Royal à l’âge de huit ans, abbesse deux ans plus tard, grâce à des manigances familiales courantes à l’époque ; suit sa conversion, à l’adolescence, accompagnée de la décision de réformer sa communauté, en 1609, malgré l’hostilité de sa famille à son projet, au nom de sa conscience et de Dieu. L’histoire du monastère est lancée, sa légende aussi. La régularité perdue revient grâce à la stricte observance de la règle de saint Benoît décidée par la mère, qui met fin aux privilèges de la société de son enfance. Silence, amour de la pauvreté, piété et dévotion, la réforme apparaît comme une œuvre capitale, à l’origine du poids de Port-Royal dans la spiritualité post-tridentine.
Laurence Plazenet retrace ensuite les différents événements qui expliquent la prospérité matérielle, spirituelle et intellectuelle du monastère durant les années 1609-1661, date de la mort de la réformatrice : l’arrivée d’Agnès Arnauld, sa sœur, les premiers directeurs spirituels, saint François de Sales en 1619, puis, en 1635, Saint-Cyran, autorité morale et spirituelle majeure de la communauté, l’achat de la maison de Paris, la première période d’apogée, de 1627 à 1630, l’augmentation croissante du nombre des religieuses, l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, en 1638, qui inscrit Port-Royal au cœur de l’École française de spiritualité, le changement d’habit des moniales, dix ans plus tard, quand Port-Royal devient officiellement Port-Royal du Saint-Sacrement.
Au-delà de la réforme, la création par Saint-Cyran des Petites Écoles, dès 1637, à Paris, puis dans l’enceinte du monastère des Champs, est une étape marquante qui voit Port-Royal se distinguer des pratiques d’éducation courantes dominées par les jésuites. Échappant à la surveillance de l’État, ces écoles nourriront le prestige du monastère et la suspicion de Louis XIV à son endroit. Laurence Plazenet souligne un troisième phénomène propre à Port-Royal : l’arrivée, en 1637-1638, des Solitaires, des laïcs qui ont décidé de vivre hors du monde, dans la retraite et la solitude, sans entrer dans les ordres, un mode d’existence inédit. Parmi eux, beaucoup de membres de la famille Arnauld, dont Robert Arnauld d’Andilly, mais aussi Bénédict-Louis de Pontis, maréchal des batailles, qui rejoint la communauté en 1648, Renaud de Sévigné, beau-père de Mme de Lafayette et oncle par alliance de la marquise de Sévigné. Leurs nombreux travaux d’écriture, joints à ceux des autres hommes de la communauté, le théologien Antoine Arnauld, frère de la réformatrice, les confesseurs, dont Le Maistre de Sacy, auteur d’une traduction en français inédite de la Bible, les amitiés entretenues avec des grands noms de l’époque, Pascal, le duc de Luynes, traducteur des Méditations métaphysiques de Descartes, allaient placer Port-Royal au cœur de la vie intellectuelle et culturelle de l’époque.
Autres raisons à la renommée du monastère, les liens étroits entretenus avec l’élite intellectuelle et sociale du temps. Les nombreux ami(e)s du monastère contribueront à son rayonnement dans le monde. Ensuite, la présence de pensionnaires issues de la plus haute aristocratie, mises au couvent pour être élevées par les moniales, et les liens étroits que celles-ci entretiennent avec de grandes dames, dont la reine de Pologne, la princesse de Guéméné, la duchesse de Longueville, cousine germaine de Louis XIV, soeur du Grand Gondé et de Conti, ou encore la marquise de Sablé. Enfin, l’origine sociale élevée de bon nombre de religieuses, issues de la noblesse de robe et de la bourgeoisie. Port-Royal privilégie le recrutement des filles pauvres et la vocation depuis la réforme, sans s’attacher aux dots dont les familles pourvoient leur enfant pour faciliter leur entrée, une règle qui préserve le monastère des influences parentales. La communauté est aussi composée de filles cultivées, issues de familles de notables : Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, enfant précoce au génie reconnu par les contemporains, Jacqueline Pascal, la sœur de Brégy, qui avait pour marraine Anne d’Autriche, la mère du Fargis, cousine germaine du cardinal de Retz et de la duchesse de Longueville, petite cousine de la marquise de Rambouillet. Ultime source de « gloire » pour la communauté : la guérison « miraculeuse » de Marguerite Périer, la nièce de Pascal, en 1656, et les autres « miracles » qui s’ensuivent. La foule se presse à Port-Royal…
Les trois points suivants portent sur les années de crises, 1655-1665. Laurence Plazenet revient sur les divergences doctrinales, morales, théologiques et sociales complexes à l’origine du conflit entre Port-Royal et le pouvoir. Les termes fondamentaux pour comprendre l’étendue de celui-ci sont définis à cette fin : le mot « janséniste », si souvent caricaturé, les notions de « grâce efficace », défendu par Port-Royal, héritier de la morale et de l’anthropologie de saint Augustin, celle de « grâce suffisante », défendue par les jésuites, dans la lignée de Molina. On réalise que l’enjeu excède le seul monastère et qu’il puise ses racines au-delà de la France. Il s’inscrit dans le débat général sur la grâce qui anime l’époque et dans un contexte historique lourd, marqué par les anciennes guerres de religion et troublé par la guerre de Trente ans en Europe. Port-Royal représente le retour à la tradition patristique, propose une foi exigeante, quand l’heure est à la modernité et à davantage de souplesse, alors que l’individualisme croît. Le conflit est aussi politique. Laurence Plazenet pointe en Louis XIV le véritable instigateur de la perte du monastère. Quand l’Église cherche l’apaisement, le roi se veut offensif. L’auteur établit un parallèle entre le soin avec lequel il élimina toutes traces de la Fronde, dont le souvenir le hante, et sa résolution de faire disparaître la menace potentielle que représente cette communauté religieuse peu ordinaire. Si Port-Royal, essentiellement composé de personnes issues des métiers de la magistrature, c’est-à-dire de la robe, a été fidèle au roi durant la Fronde, les amitiés d’anciens frondeurs, Gondi, futur cardinal de Retz, La Rochefoucauld, la duchesse de Longueville, le prince de Conti, rendent Port-Royal suspect aux yeux de Louis XIV.
Plus généralement, c’est la vision de l’homme cultivée à Port-Royal et la conception de la société défendue par le monastère qui représentent un danger pour ce monarque épris de grandeur, tout entier dans le culte de soi. Port-Royal refuse « toute sacralisation du politique » quand « la religion royale française voit dans le roi un élu particulier de Dieu ». (p. 45) Suivant les enseignements de Saint-Cyran, Port-Royal refuse la subordination du religieux au politique, à l’inverse des jésuites. Enfin, la primauté accordée à la liberté de conscience et le choix d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, quand les ordres humains ne correspondent pas à la voix « intérieure » du cœur. L’argument, allégué par Pascal et Sacy, sera repris par les religieuses résistantes, Bible à l’appui. Richelieu apparaît comme l’autre artisan de la perte de Port-Royal. Il ordonne l’emprisonnement de Saint-Cyran à Vincennes, voyant dans cet ami de Jansénius, professeur à Louvain, et de Bérulle, qui introduit de l’Espagne en France l’ordre du Carmel, une entrave à sa propre autorité et au pouvoir royal. Richelieu croit à l’attrition quand le directeur de Port-Royal prône la contrition, sur le modèle d’Augustin et de Jansénius dans son Augustinus. L’affrontement inéluctable se renforce. Il s’accompagne d’une somme d’ouvrages théologiques impressionnante de la part des hommes de la communauté, Arnauld, Pascal et Nicole en tête, comme le rappelle Laurence Plazenet.
En 1661, le conflit atteint les religieuses, interdites de recevoir des novices et des pensionnaires. On les somme de signer la condamnation de Jansénius quand leur statut leur interdit de se mêler de questions théologiques. Les persécutions s’intensifient en 1664 avec l’envoi en captivité des principales moniales résistantes, parmi lesquelles Angélique de Saint-Jean et la mère Agnès Arnauld, malgré son âge avancé et sa santé altérée. La plupart résistent, d’autres, plus fragiles, cèdent avant de se rétracter de leur signature. C’est le cas de la sœur de Marie-Charlotte Arnauld d’Andilly, qui n’a pas la force de sa sœur de Saint-Jean, et dont l’anthologie donne à lire l’émouvant récit de captivité. Le lecteur mesurera les pressions et les violences exercées sur les prisonnières, la force de caractère des résistantes aussi, comme la sœur Briquet qui relate sa détention avec un art de la rhétorique judiciaire surprenant quand on sait qu’elle est placée à trois ans à Port-Royal, moins si l’on se rappelle qu’elle est issue du milieu parlementaire. La mort de la duchesse de Longueville, en 1679, signe la fin de la paix de l’Église obtenue en 1668, et le début de la lente agonie du monastère des Champs, appauvri et de nouveau persécuté. 1709 marque la dispersion des dernières religieuses et la destruction du monastère.
Les trois derniers points s’attachent à définir « l’esprit » de Port-Royal. Ils mettent en avant sa place déterminante dans la modernité et son apport dans la littérature du XVIIe siècle. Laurence Plazenet rappelle à juste titre que l’austérité cultivée au monastère n’est pas doloriste, ni résignée, d’où l’ardeur mise à attiser la volonté personnelle à servir Dieu. Les textes proposés (Le Cœur nouveau de Saint-Cyran par exemple) confirment que la réfection de soi doit venir de l’intérieur de l’être. La mortification n’existe pas pour elle-même. Elle est d’ailleurs limitée à Port-Royal, qui privilégie l’obéissance volontaire et raisonnée, et non les punitions. Là encore, l’auteur souligne les spécificités du monastère : la recherche d’une relation directe du chrétien à Dieu, un lien favorisé par les traductions des Solitaires ; une spiritualité dominée par l’ardeur et le dépassement de soi pour se hisser vers le divin. L’être ne s’annule pas en Dieu, il croît en lui ; enfin, l’apport de la foisonnante production écrite qui naît derrière les murs du couvent, celle des Solitaires, dont Laurence Plazenet souligne les ambitions novatrices, notamment la place accordée au lecteur dans la compréhension du message, et les nombreuses relations des moniales de Port-Royal. Autant de textes qui ont contribué à l’essor et à l’enrichissement des Mémoires, genre en pleine expansion, et au renouveau de l’autobiographie spirituelle. On remerciera l’auteur de souligner l’originalité des écrits des moniales, si longtemps occultés au profit de ceux des hommes, et pourtant décisifs pour la constitution de l’identité de la communauté. Leurs récits se développent selon des modalités qui s’éloignent de la littérature religieuse classique, témoignant d’une conception de l’Histoire qui mêle l’individuel et le collectif, l’humain et le divin. La présentation se termine par un panorama des écrivains influencés par la morale augustinienne (La Rochefoucauld, Mme de Lafayette, Racine…) et des mondains qui ont fait la réputation du couvent (Mme de Sévigné, Mlle de Montpensier, Mme du Plessis-Guénégaud), suivi d’une analyse rapide de l’influence de Port-Royal dans l’histoire du roman et la naissance du classicisme, quand la mode était au baroque. Dépouillement, sobriété, brièveté, simplicité, ces vertus cultivées au monastère correspondent à des valeurs caractéristiques de l’esthétique classique. Le culte voué à l’imagination et aux sens cède le pas à la raison et à l’intériorité.
La présentation est suivie d’une chronologie, puis des textes eux-mêmes, répartis selon sept parties. Certains sont très connus du familier de Port-Royal, d’autres sont plus confidentiels, voire inédits (L’intérieur de Mme de Longueville). Chacun est précédé d’une notice qui en souligne l’intérêt. Un extrait de l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal de Racine inaugure la série. L’historiographe du roi retrace l’histoire du monastère de son enfance et dénonce les violences qui lui ont été faites, sans attaquer directement son protecteur, stigmatisant les jésuites. La seconde partie s’intéresse aux bâtiments et à la vie dans le monastère, puis aux Solitaires et aux Petites Écoles, où exercent des maîtres prestigieux (Claude Lancelot, Pierre Nicole, Le Maistre de Sacy, Antoine Le Maistre, Nicolas Fontaine), et qui ont accueilli des élèves promis à un riche avenir : Racine, Le Nain de Tillemont, historien, le marquis de Boisdauphin, petit fils de la marquise de Sablé. Ces écoles seront un haut lieu de renouveau en matière d’éducation par les pratiques pédagogiques observées : le choix d’un enseignement en français, une attention nouvelle portée à l’élève, le recours au jeu et à l’expérimentation. L’élève au cœur de son apprentissage : les sciences de l’éducation s’empareront, des siècles plus tard, de ces méthodes des maîtres de Port-Royal. Les religieuses ne sont pas en reste pour la réflexion pédagogique, notamment le Règlement pour les enfants de Jacqueline Pascal, mais des choix s’imposent et Laurence Plazenet renvoie aux travaux d’édition déjà parus.
La troisième partie est consacrée à des vies de mondain(e)s proches de la communauté : des couples d’aristocrates, le duc et la duchesse de Liancourt, le duc et la duchesse de Luynes, des femmes, Mme de Longueville, la princesse de Conti, Pascal, dont la sœur Jacqueline est religieuse à Port-Royal. Les textes révèlent l’itinéraire spirituel de chacun, les raisons qui expliquent le cheminement vers une vertu exemplaire, seul ou à deux. Les détails des existences individuelles empêchent la monotonie inhérente au genre. Si les personnages affichent un même amour de Dieu, les expériences et les caractères diffèrent. La réalité est souvent romanesque, conférant aux textes des airs de fiction. La très belle histoire du duc et de la duchesse de Liancourt par Jean-Jacques Boileau par exemple, où l’on voit une femme trompée et pieuse prier pour la conversion de son mari volage. La maladie de la duchesse est cause du revirement du duc. Ce grand seigneur prend peur quand il croit perdre celle qu’il réalise aimer profondément :
Les exemples de sagesse qu’elle avait toujours donnés à son mari, ceux qu’elle lui donna dans cette maladie par sa patience et par son égalité, et la crainte de perdre la personne qu’il aimait et qu’il estimait le plus le frappèrent d’une telle confusion de la vie qu’il avait menée jusqu’alors qu’il rompit ses liens et commença d’entrer dans la pratique de sa vertu. (p. 262)
La conversion du duc s’accompagne d’un véritable culte pour sa femme, amour profane ardent qu’il devra dominer au profit du seul amour de Dieu, qui exige le renoncement à toute attache extérieure. L’amour conjugal devient charité, c’est-à-dire amitié exemplaire des époux en Dieu. La mort (le duc décède quelques semaines seulement après sa femme, dans le lit même où elle mourut) réalisera l’union définitive et spirituelle à laquelle les époux aspiraient. La Vie de Mme de Longueville, « diablesse à face d’ange » selon le jésuite Rapin, ancienne amante du duc de La Rochefoucauld, dont elle eut un fils, offre un autre exemple de conversion. Son écrit spirituel, sur ordre de Singlin, directeur de Port-Royal, révèle la tension intérieure qui anime la duchesse à ce tournant de sa vie. Le doute et la suspicion, la crainte d’agir par amour-propre animent le rapport à soi à l’heure de la retraite, en 1661. L’écriture même devient objet d’interrogation, comme en témoigne cette réflexion familière dans la littérature augustinienne :
Il m’est venu encore une pensée sur moi-même. C’est que je suis fort aise pour mon amour-propre qu’on m’ait ordonné d’écrire tout ceci, parce que, sur toutes choses, j’aime à m’occuper de moi-même et à en occuper les autres, et que l’amour-propre fait qu’on aime mieux parler de soi-même en mal que de n’en rien dire du tout. (p. 344)
Le journal spirituel de la duchesse fait écho, par le rappel de la vanité des grandeurs et de la nécessité du détachement, aux lettres des abbesses de Port-Royal, à cette différence que le discours moral repose ici sur une expérience vécue du monde. Mme de Longueville offrira son cœur à Port-Royal, son corps aux carmélites, dont elle était proche. La princesse de Conti quant à elle demandera qu’on porte ses entrailles aux Champs.
La quatrième partie est consacrée aux religieuses et aux hommes qui les entourent. Elle offre une galerie de portraits caractéristiques des personnages de Port-Royal, tous placés sous le signe de l’exemplarité religieuse. Chaque portrait est pourtant original. L’histoire peu banale de la sœur Marie-Madeleine Charron, par exemple, fille pauvre et ignorante qui entre au service d’un « homme sans religion », qui « ne craignait ni Dieu ni les hommes » alors qu’elle-même n’a aucune notion du bien et du mal. « Elle ne brûla point dans la fournaise et elle ne peut l’attribuer qu’à l’invisible protection de Dieu », indique Angélique de Saint-Jean, narratrice illustre de cette vie simple. (p. 420) Après un projet de mariage avorté, Marie-Madeleine entre au couvent. Son histoire se veut une illustration de la Providence divine. La sœur Charron rejoint dans l’histoire du couvent le groupe de ceux qui sont directement « instruits de Dieu ». L’histoire d’Étienne de Bascle s’avère également surprenante. Le récit commence dans la violence par l’évocation des frères et sœurs du futur Solitaire, tués dit-on par « une vieille femme qui fut brûlée comme sorcière à Martel et qui avoua qu’elle était venue par la cheminée dans la chambre où ils étaient et qu’elle les avaient tués en leur perçant le crâne par le haut de la tête avec un poinçon ». Son mariage ensuite avec une femme qui porte en secret l’enfant d’un autre et qui est déterminée à tuer le nouveau-né à sa naissance pour cacher son « péché », le procès qui s’ensuit quand la « faute » est découverte et l’annulation de l’union, les visions effrayantes d’Étienne durant une maladie, puis sa rencontre avec Saint-Cyran, enfin, l’apaisement de la retraite.
D’autres portraits suscitent la compassion, notamment celui du charretier Innocent Fai, extrait du Nécrologe de Port-Royal. Cet homme, qui s’inflige de rudes mortifications, apparaît comme un modèle d’abnégation, de charité et d’austérité, un double des premiers Pères : « Il se cachait dans son écurie pour prier à genoux […] En hiver même, il couchait sur un coffre, et souvent sur la terre, malgré les plus grands froids ». (p. 498 et 500) Enfin, la princesse trop bien née, Catherine-Henriette de Lorraine d’Elbeuf, qui aspire à entrer au couvent malgré l’hostilité de ses parents et la réticence de Port-Royal, qui craint que la jeune fille n’accommode la règle à son rang. Quand on l’accepte, il est trop tard. Elle reçoit l’habit de novice sur son lit de mort, à l’âge de vingt-deux ans. Dernier personnage que nous citerons, la sœur Suzanne de Sainte-Cécile Robert, dont la volonté est aussi forte que son corps est frêle, et qui finit par succomber aux graves mortifications qu’elle s’inflige, malgré l’attention de ses compagnes à la préserver contre elle-même. Le texte offre des moments d’émotion intense, à l’instar de celui-ci, alors que la sœur vient de faire un malaise. Angélique de Saint-Jean, l’auteur de sa Vie, écrit ceci :
Je m’approchai la première pour la relever et, ayant passé la main sous elle pour cet effet, je ne puis pas comprendre encore combien elle me parut légère, car je n’y sentis point de poids. Il semblait que son corps n’était plus que d’air et, ainsi, je la portai sans aucune peine sur le lit, où elle revint peu à peu à elle, mais dans une faiblesse si extrême qu’elle n’avait point de pouls. (p. 542)
Les religieuses qui ont fait la gloire du monastère par leur personnalité hors du commun, leur impétuosité et leur fermeté à défendre leurs droits sont évidemment présentes : Angélique de Saint-Jean Arnauld d’Andilly, la sœur Briquet, la sœur de Brégy Jacqueline Pascal.
Les persécutions et la chute du monastère constituent l’essentiel des cinquième et sixième parties. L’anthologie verse dans le drame. Les textes choisis (des interrogatoires qui opposent les moniales à leurs adversaires, des relations de captivité et des actes des religieuses résistantes) permettent de saisir d’une part la violence des pressions exercées sur des femmes sans pouvoir réel, de l’autre, les raisons profondes qui conduisent celles-ci à désobéir et à se résigner à un acte qui contredit leurs convictions. Les récits relatifs à la destruction du monastère, en 1709, le spectacle de la profanation des tombes, l’exhumation des corps des moniales, des prêtres et des autres habitants du lieu dans une fosse commune en 1711-1712, révèlent l’horreur de l’histoire qui s’est jouée sur ordre de Louis XIV.
De la mort à Dieu, telle est la transition suivie. La dernière partie s’élève du terrestre au céleste. Elle offre des textes emblématiques de la spiritualité de Port-Royal et des témoignages forts d’amour de Dieu. L’histoire du Chapelet secret de la mère Agnès, écrit de piété à l’origine d’une forte polémique, et surtout les textes essentiels de Saint-Cyran : Le Cœur nouveau, à l’intention des gens du monde nouvellement convertis, les Lettres chrétiennes et spirituelles dans lesquelles s’exprime le culte intérieur privilégié par le directeur de Port-Royal. Enfin, des écrits de Blaise Pascal, le converti de renom du siècle. Le Mémorial et l’Écrit sur la conversion, sa très belle Lettre au sujet de la mort de son père, modèle de soumission à Dieu et de confiance en sa miséricorde, la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, exemple du comportement attendu du chrétien dans l’affliction. Des deux lettres de Jacqueline Pascal sur son entrée en religion, longtemps retardée, pour plaire à son père d’abord, à son frère ensuite, le lecteur retiendra sans doute la première, écrite à Blaise, pour la force des sentiments qui s’en dégage. La détermination de Jacqueline, son affection profonde pour ce frère qui refuse de la voir s’enfermer, ses efforts pour le convaincre d’assister à sa vêture, sa crainte sous-jacente qu’il ne soit absent s’expriment dans un style de toute beauté et des formules marquantes, dont celle-ci : « Si vous n’avez pas la force de me suivre, au moins ne me retenez pas ». (p. 1156) Un discours d’Angélique de Saint-Jean, qui partage la propension au martyre de sa compagne durant les persécutions, clôt cette dernière partie.
Les auteurs des textes choisis sont variés : des historiens contemporains (Racine) ou du siècle suivant (Jérôme Besoigne), des écrivains de talent (Arnauld d’Andilly, Antoine Le Maistre, Gilberte Périer), des moniales douées de qualités littéraires manifestes (Angélique de Saint-Jean) et des anonymes du monastère. Les voix se mêlent pour retracer l’histoire d’une vie, illustrer la spiritualité et les vertus d’un être particulier, et, à travers lui, l’esprit de la communauté qui le forme et le nourrit. La singularité est reflet du collectif à Port-Royal. Elle se fond dans une uniformité signifiante. La vertu fait sens et devient la « marque » certaine de la faveur divine sur le monastère. Si elle ne se résume pas à ce seul dessein, l’écriture s’avère indissociable de l’apologie. L’anthologie répond par le choix des textes aux motivations des historiographes de la communauté, qui ont souhaité dès le début du travail de mémoire faire entendre les voix des humbles quand leurs témoignages étaient utiles pour servir à l’histoire de Port-Royal.
Laurence Plazenet réhabilite avec force et conviction l’image du couvent opprimé, brisant celle longtemps entretenue d’un monastère où ne règneraient que pénitence et mortifications. Outil précieux pour le chercheur spécialiste de Port-Royal, l’anthologie répondra aux attentes du lecteur novice, autre destinataire, à qui elle donne toutes les clés pour comprendre l’apport capital de Port-Royal dans l’histoire de la spiritualité et de la pensée au XVIIe siècle, son influence majeure dans la littérature, la morale, la philosophie, la théologie et la politique. Précise, richement documentée, agrémentée d’images et de plans, la lecture n’est jamais pesante. Laurence Plazenet réalise le vœu inaccompli d’Angélique de Saint-Jean historiographe : transmettre la mémoire et les valeurs du monastère à la postérité, faire entendre des voix qu’on a opprimées, et finalement fait taire. Les multiples fonctions dévolues à l’écriture à Port-Royal apparaissent : enseigner par l’exemple, suivant l’un des principes de la réformatrice, d’où la large place accordée aux Vies, régulières ou séculières, inciter à la piété par une lecture réfléchie des textes spirituels, défendre la mémoire du monastère contre les calomnies adverses, constituer son histoire et son mythe. La plume de l’écrivain guide celle de la chercheur pour faire revivre l’histoire tragique de l’abbaye, sans altérer la vérité historique ni le sens des textes, dans un style qui mêle élégance et sobriété. Le pari de Laurence Plazenet est réussi : la grandeur et la singularité de Port-Royal éclatent à travers le choix des textes proposés. L’anthologie offre une promenade spirituelle et intellectuelle dense, des lectures sources de méditation et d’émotions diverses, entre admiration, émerveillement et effroi. Le monastère a perdu face au roi Soleil. Il renaît ici en plein jour.