Dans son dernier ouvrage, Marie-Hélène Froeschlé-Chopard dont on connaît bien les travaux remarquables sur la religion populaire, les confréries et pèlerinages de la Provence d’Ancien Régime, nous livre une étude précise et passionnante sur la vie religieuse du village de Tourrettes, dans l’arrière-pays de Vence et sur les conséquences de la Réforme catholique sur la vie villageoise à travers la figure controversée d’un prêtre janséniste, Jean-Baptiste Deguigues, vicaire de cette paroisse de 1706 à 1709.
Mais avant d’être une très belle monographie, cet ouvrage, plus que les autres études de Mme Froeschlé-Chopard, a quelque chose de l’ego-histoire. L’historienne dévoile l’amour qui la lie à ce village de Provence où elle est née, où ses ancêtres ont grandi, vécu, prié. Avec elle, nous remontons les trois siècles qui nous séparent du Tourrettes de Jean-Baptiste Deguiges pour voir vivre ce village au côté d’Honorine Isnard, une des dévotes de l’abbé Deguigues et lointaine ancêtre de notre auteur. Mme Froeschlé-Chopard nous livre une étude historique de grand intérêt menée avec minutie et précision : elle a passé en revue bon nombre de dossiers des archives départementales des Alpes-Maritimes, en particulier les comptes rendus de visites pastorales dans la paroisse de Tourrettes et le dossier du procès de Jean-Baptiste Deguigues devant l’officialité du diocèse de Vence. Elle donne, d’ailleurs, à son lecteur une édition claire et utile des principales pièces du dossier Deguigues que sont les dépositions des témoins et l’interrogatoire du jeune prêtre janséniste. La belle facture de cet ouvrage imprimé sur papier glacé et proposant, au gré des chapitres, de superbes illustrations et photographies agrémente la réflexion et invite à une vraie promenade historique. Les années que notre auteur a passé à étudier les confréries provençales et la littérature spirituelle de la Réforme catholique ainsi que les heures consacrées à visiter les églises et chapelles provençales ont fait d’elle une guide experte et avisée que le lecteur suit avec attention sur les sentiers de Tourrettes.
La première partie qui couvre les chapitres I à VIII nous présente une brève histoire du village de Tourrettes et de sa démographie (Chapitre I à IV) avant de souligner (chapitre V à VIII) l’impact des réformes protestantes puis catholiques sur cette bourgade qui est loin, malgré l’ancienneté du peuplement sur le site, d’être un Sennely provençal [[BOUCHARD (Gérard), Le Village immobile, Sennely-en-Sologne au XVIIIème siècle, Paris, 1971.]] , énième village immobile dans une France rurale qui aurait stagné dans ses traditions entre le XIIIème et le XIXème siècle. C’est le pari et la thèse de cet ouvrage : au-delà du fond de religion et de traditions ancestrales, le christianisme, par les réformes et mouvements spirituels qu’il a généré au cours de la période moderne, a apporté à Tourrettes des germes de changements et d’évolution des mentalités. Grâce à l’état des âmes – sorte de recensement dressé en 1673 par le curé de la paroisse à la demande du vicaire général, l’historienne procède à une étude onomastique révélatrice de la complexité religieuse de Tourrettes, prise entre la résistance des traditions séculaires et les assauts des réformes religieuses de la période moderne.
Ainsi, depuis la conversion au protestantisme, des seigneurs de Vence et de Tourrettes au cours du XVIème siècle, la religion réformée s’y est enracinée au point de s’y maintenir jusqu’aux premières décennies du XVIIIème siècle : 44 protestants sont mentionnés par le curé et ce, en dépit du retour au catholicisme des seigneurs de Tourrettes à la fin des guerres de religion. Exemple éclairant de ces familles de nouveaux convertis qui, derrière une conversion de façade au catholicisme, continuaient à pratiquer leur foi protestante à la faveur de quelques ouvrages ou bibles huguenotes venues de Genève, une de celles que le vicaire Deguigues confisque à une paroissienne.
Face à la minorité protestante, le catholicisme des habitants de Tourrettes connaît de vraies mutations au cours du XVIIème siècle que l’historienne analyse avec brio rappelant, une nouvelle fois, qu’étudier l’histoire religieuse des campagnes, c’est, aussi et avant tout, faire une histoire de l’espace et du terroir[[FROESCHLE-CHOPARD, Marie-Hélène, Espace et sacré en Provence (XVIème – XXè siècle). Cultes, images, Confréries. Editions du Cerf, Paris, 1994.]]. Le catholicisme de Tourrettes s’ancre dans un espace sacré, le monde du dehors qui rassemble sur le territoire du village un bouclier de sainteté : les saints immémoriaux, saints des premiers siècles et autres fondateurs attachés aux chapelles anciennes éloignées du village, dans une nature sauvage, signes d’une première évangélisation. Plus proches des cultures et des habitations, se trouvent les saints protecteurs des animaux et des hommes. A travers, ce réseau ecclésial, c’est l’histoire de l’occupation humaine du territoire que nous explique l’auteur. Territoire que l’on parcourt au gré des bravades et autres romérages, ces pèlerinages qui, derrière l’abbaye de jeunesse de la paroisse, conduisent la communauté d’habitants vers ces sanctuaires immémoriaux, hors des frontières de leur monde, à la rencontre du sacré. A l’image des confréries pré-tridentines de Tourrettes, comme les Pénitents qui comptent près de 20% de la population masculine du village, les laïcs conservent une certaine autonomie dans leur relation au sacré qui mêle, à la fois, la démarche spirituelle (pèlerinages, entretien de l’autel de la confrérie) mais aussi la dimension fraternelle et communautaire au risque, parfois, de la déviance à l’image des bains de guérison pris à la fontaine de Saint Arnoux ou du repas de la confrérie, le Jeudi-Saint. L’enjeu de la réforme catholique à Tourrettes comme ailleurs, et Marie-Hélène Froeschlé-Chopard le montre bien, est celui d’une reprise en main par le clergé et d’un recentrage de la piété des fidèles sur le Christ. A Tourrettes, l’introduction des confréries du Rosaire, du St Sacrement ou de St Joseph au cours du XVIIème siècle, recentre la dévotion des fidèles sur la vie du Christ par la méditation évangélique, par la pratique des sacrements et une purification du culte des saints : par la figure de Marie ou de Joseph, le chrétien s’appuie certes sur des intercesseurs, mais contemple aussi un modèle de vie chrétienne. La religion tridentine bouleverse, dès lors, l’espace sacré du village et en particulier, le monde du dedans que constitue l’église paroissiale. Les autels des saints traditionnels, sans être bannis, sont relégués au fond de l’église, pour laisser la place aux autels latéraux de la Vierge du Rosaire et de St Joseph, patron de la bonne mort.
Le ministère de Jean-Baptiste Deguigues à Tourrettes vient bouleverser cet équilibre fragile entre un catholicisme traditionnel encore vivace et le catholicisme tridentin. Converti à l’augustinisme auprès du milieu janséniste marseillais et de l’abbé Solier, grande figure de l’Appel en Provence, Deguigues est le modèle parfait du prêtre janséniste, cultivé, bon prédicateur, dont la bibliothèque riche de 153 volumes -exceptionnel pour un vicaire de campagne de l’époque – compte les grands titres de la littérature janséniste du XVIIème siècle. Vicaire de Tourrettes dans les dures années 1706 -1709 où le village doit affronter les conséquences de la guerre et les aléas du climat, il introduit vite dans la paroisse de nouvelles normes de piété et un nouveau type de relation entre le prêtre et les laïcs qui transgressent les traditions villageoises et favorisent un climat de suspicion à son égard qu’un confrère jaloux exploite pour le dénoncer à l’officialité. La figure de Jean-Baptiste Deguigues, porteuse des normes du catholicisme janséniste, entre en conflit avec les normes du village et se prête dès lors à des accusations de déviances. Christophe Eberhardt, dans Normes et déviances de la Réforme à la Révolution, ouvrage collectif dirigé par Monique Cottret, avait mis en évidence la figure de Michel Boutran, prêtre normand anti-janséniste dont la norme romaine avait suscité l’animosité de ses paroissiens jansénistes et l’avait conduit devant les tribunaux de bailliage et d’officialité. Deguigues est son pendant janséniste mais leurs déboires pastoraux sont les révélateurs des difficultés d’application de la réforme catholique et de la force de traditions villageoises séculaires qui n’en demeurent pas moins interrogées et remises en cause par ces ecclésiastiques.
Quelle hérésie et quels scandales, Deguigues introduit-il ? Son procès est d’abord le procès de la pastorale janséniste fondée sur l’accès des fidèles aux saintes Ecritures et sur l’introduction des langues vernaculaires dans la célébration de l’office divin. Lorsqu’au beau milieu des psautiers ou des Imitation de Jésus-Christ que le prêtre fait circuler, se trouvent les Réflexions morales de Quesnel, c’est tout le village qui, par le biais des dévots qui dirigent les assemblées de prières, risque d’être atteint par la déviance janséniste. Comme le souligne l’auteur « les livres ne sont pas seulement accessibles à ceux qui savent lire mais à tous ceux à qui on les lit ». Le livre devient ainsi un objet de convoitise pour un certain nombre de dévotes qui, bien qu’incapables de lire, cherchent à se le procurer comme on se procurerait la statuette d’un saint guérisseur ou une image pieuse. Marie-Hélène Froeschlé-Chopard met ainsi en lumière la place problématique du livre au village : source d’éventuelles hérésies aux yeux de la hiérarchie ecclésiastique, il révèle la cohabitation entre deux modèles de piété, celle teintée des superstitions villageoises et celle, plus éclairée, que la réforme catholique tente de répandre. Aux accusations d’hérésie, la pastorale de Deguigues ajoute aussi les récriminations de la sanior pars de Tourrettes. En effet, les innovations du vicaire (lecture, récitation des vêpres en provençal, oraison mentale) ont lieu dans le cadre des congrégations, assemblées de prières que Deguigues a connu dans le milieu jésuite marseillais et qu’il a introduit au village. La question des congrégations révèle plusieurs problématiques d’intérêt. D’une part, elles soulignent le fonds commun de la réforme tridentine capable de s’adapter aux pastorales tant jésuites que jansénistes mais servent de révélateur à la traditionnelle opposition ville-campagne qui se calque ici sur l’antagonisme entre la piété médiévale et la piété tridentine. La piété urbaine échappe, il est vrai, aux cadres du village. Si ceux-ci dominaient dans les confréries, ils doivent laisser la place au petit cercle des dévots du vicaire pour la direction des congrégations. Et si, ces nouvelles pratiques dévotionnelles perturbent les femmes du village au point qu’elles en dédaignent les tâches du foyer, la déviance à la norme villageoise est flagrante. Dans le contexte morose de la crise économique et des guerres de la fin du règne de Louis XIV, Deguigues devient ainsi le bouc-émissaire des craintes villageoises et de la rancœur de ses confrères : introducteur de nouveautés urbaines et cléricales, il perturbe les rouages et les habitudes et questionne, à la fois, les normes ecclésiastiques et rurales. De la déviance spirituelle et sociale, on passe alors à la déviance des mœurs car la direction spirituelle et les pratiques congréganistes se prolongent bien souvent à l’extérieur de l’église pour rejoindre les maisons particulières, faisant le nid du scandale.
A travers cette belle étude, Marie-Hélène Froeschlé-Chopard va bien au-delà d’une monographie d’histoire locale, elle invite à une relecture des pratiques religieuses de la France rurale à l’époque moderne à travers la dialectique de la norme et de la déviance. Tout en montrant le rôle des crises et des évolutions religieuses dans la transformation des mentalités rurales, elle éclaire la construction du modèle sacerdotal après le Concile de Trente. Alors même qu’il entend mener une pastorale tridentine, l’abbé Deguigues bouleverse les normes sacerdotales auxquelles la société et l’Eglise sont attachées : en voulant être un missionnaire soucieux de faire grandir Dieu en l’homme, il perturbe la notion de sacré et la vision d’un Dieu extérieur auquel le prêtre servirait d’intermédiaire.